A Sallenches,
on quitte sa voiture. De ce bourg au prieuré de Chamonix, le
trajet se fait dans des chars-à-banc, attelés de mulets,
et formés d'une seule banquette transversale, où l'on
est assis de côté sous une façon de petits dais
en cuir, dont les quatre pans peuvent se baisser en cas d'orage.
Cette nouvelle
manière de voyager vous avertit que vous passez, en quelque sorte,
d'une nature à une autre. Voici que vous pénétrez
dans la montagne. Le sabot rond et plat des chevaux ne convient plus
à ces chemins âpres, escarpés et glissans. La roue
des voitures
ordinaires se briserait dans ces sentiers étroits, à tout
moment déchirés par des pointes de roc et rompus par les
torrens. Il faut des chariots légers et solides qui puissent
se démonter dans les passages difficiles, et les traverser avec
vous sur les épaules des guides et des muletiers. Jusqu'ici vous
n'avez fait que voir les Alpes ; maintenant vous commencez à
les sentir.
Plus tard,
plus loin, plus haut, il faudra quitter jusqu'à ces frêles
équipages ; le sol indomptable des Alpes les repoussera. Le pas
sûr et hardi des mulets vous portera quelque temps encore dans
ces hautes régions où il n'y a plus de routes tracées
que celle du torrent qui se précipite, c'est- à-dire,
le chemin le plus court du sommet de la montagne au fond de l'abîme.
Vous avancerez encore, et alors le vertige, ou quelque autre invincible
obstacle, vous forcera de descendre de vos montures, et de continuer
à pied votre voyage hasardeux, jusqu'à ce qu'enfin vous
ayez atteint ces lieux où l'homme lui-même est contraint
de reculer; ces solitudes de glaces,
de granit et de brouillard, où le chamois y poursuivi par le
chasseur, se réfugie audacieusement, entre des précipices
prêts à s'ouvrir et des avalanches prêtes à
tomber (a).
c'est en
méditant sur les dangers dont cette nature sauvage assiège
les pas du simple curieux, qu'on est tenté d'admirer, comme des
récits fabuleux, les histoires qui nous montrent, dans l'antiquité,
les machines de guerre carthaginoises, et, de nos jours, les canons
français traversant les Alpes. On se demande avec effroi, et
presque avec incrédulité ; comment le lourd attirail d'une
armée a pu voyager par des routes qui semblent souvent refuser
de l'espace et de la solidité aux pieds aériens du chamois,
et comment il a réussi à doubler deux fois ces hauts promontoires
qui baignent dans les nuages , et plongent si profondément dans
le ciel. L'explication de ceci est dans la puissance que
Dieu a donnée à l'intelligence de l'homme. Ces choses
merveilleuses se sont faites pour montrer, en quelque sorte, combien
l'homme est roi de la nature physique. A l'aspect des Alpes, il semblerait
qu'une armée de géans seule pourrait franchir ces colosses.
Ne faut-il pas admirer que, pour accomplir ce miracle et le renouveler
de nos jours, il ait suffi, pour les deux armées , de deux géans
de volonté et de génie, Annibal et Napoléon? Je
m'aperçois que ma pensée va plus vite que nos rapides
chariots. Nous quittons à peine Sallenches , et déjà
je cherche à démêler, sur les crêtes étincelantes
des vieilles Alpes, les traces que n'y ont pas laissées les deux
grands envahisseurs de l'Italie. C'est qu'en effet il est difficile
de ne point éprouver quelque profonde émotion, lorsque,
par une belle matinée d'août, en descendant la pente sur
laquelle Sallenches est assise, on voit se dérouler devant soi
cet Immense amphithéâtre de montagnes, toutes diverses
de couleur, de forme, de hauteur et d'attitude, masses énormes
tour à tour éclatantes et sombres vertes et blanches y
distinctes et confuses, dont un large rayon de soleil, encore oblique,
inonde chaque intervalle, et au dessus desquelles, comme la pierre du
serment dans un cercle druidique, le Mont-Blanc s'élève
royalement avec sa tiare de glace et son manteau de neige.
En sortant
de Sallenches, la route de Chamonix traverse une vaste plaine qui vous
laisse tout le temps d'admirer ce grand et immuable spectacle. Cette
plaine, d'environ deux lieues de largeur, n'était la veille qu'une
mer, Il avait plu, et l'Arve qui la divise dans sa longueur , l'avait
prise tout entière pour lit, comme il arrive toujours dans les
temps d'orage. Mais il avait suffi de vingt-quatre heures pour faire
rentrer le torrent dans les limites qu'il viole si souvent; et la route,
encore fangeuse à notre passage, n'était plus que rarement
coupée par des mares et des courans d'eau jaunâtre, qui
lavaient de temps en temps les pieds des mulets et les roues basses
des chars-à-banc.
A travers
lit
riche verdure dont on est de
toutes parts environné, le trajet de cette plaine serait infiniment
agréable, si l'on n'était impatient d'aborder les montagnes,
et de quitter la plaine et la verdure. Aussi, lorsqu'après plusieurs
heures de course monotone, le guide vous montre de l'autre côté
de larve, à une assez grande hauteur, sur le revers des montagnes,
les toits du village de Chède, presque enseveli dans les arbres,
on approche avec ravissement du pont de bois rouge, qui mène
à cette autre rive où l'on commencera enfin à
monter !
Il y a un
grand charme à s'arrêter un moment sur ce pont pendant
qu'il tremble, ébranlé
à
la fois par le roulement des chars-à-banc et par le mugissement
de larve, blanche d'écume, et bondissant sous son arche unique
entre des blocs de granit. Le dos tourné au Mont-Blanc, on n'a
plus sous les yeux que des objets rians et tranquilles qui sont plus
doux à considérer du milieu de ce fracas. A gauche, un
amphithéâtre gracieux de bois, de chalets et de champs
cultivés ; devant soi , à l'extrémité de
la plaine, Sallenches
avec ses maisons blanches et son clocher poli comme l'étain ,
au pied d'une haute montagne verte, couronnée par de larges pans
de, roche qui figurent une vieille forteresse de Titans ; à droite,
enfin, la magnifique cascade de Chède, qui jaillit à mi-côte
dans une sorte de conque naturelle, d'où sa nappe retombe plus
large et plus arrondie, et qui s'environne de son arc-en-ciel comme
d'une auréole.
Après
avoir gravi péniblement un chemin encombré de pierres
roulantes qui sonnent sous le pied des mulets, on traverse le village
de Chède, et on laisse la belle cascade derrière soi pour
s'enfoncer dans la montagne e. La route est ici quelque temps ombragée
de grands chênes, de bouleaux, de hauts mélèzes,
qui entremêlent leurs branches et emprisonnent la vue sous un
toit de verdure. Tout à coup le taillis s'ouvre et s'écarte
connue à plaisir. Un spectacle rempli d'un charme inattendu est
devant vos yeux. C'est lui petit lac que l'on nomme, je crois, le Lac-Vert
à cause du gazon épais qui en tapisse
tous les bords,
et le
fait ressembler à un
miroir de cristal bordé de velours vert. Ce
lac, dont le flot conserve une inaltérable
limpidité, a, dans la fraîcheur de son aspect,
dans la grâce de ses
contours , quelque
chose qui
contraste d'une manière délicieuse avec la
sombre sévérité des montagnes, au milieu
desquelles il est jeté. Or se croirait
magiquement transporté dans une autre contrée,
sous lui autre ciel, si le Mont-Blanc n'était pas
debout à l'horizon, avec ses dames de neige, ses
glaciers, ses formidables aiguilles, et ne venait,
comme jaloux des impressions douces qui osent
naître si près de lui, projeter son image
menaçante jusque dans l'eau paisible dit Lac-Vert.
J'ignore par quel fil invisible, par quel
conducteurs électriques, les choses de la nature
touchent aux choses de l'art; mais à l'instant
même me revinrent à l'esprit ces grandes
créations dit vieux Shakspeare, où toujours
domine une haute et sombre figure qui, dans un
coin du drame, se reflète dans une ame limpide,
transparente
et
pure ; oeuvres complètes comme
la nature, où il y a toujours une Ophélia pour
Hamlet, une Dedesmona pour Othello, un Lac-Vert
pour le Mont-Blanc.
Il ne faut pas quitter le lac sans jeter quelques pièces de monnaie
aux petits enfans de Chède et de Passy, qui viennent offrir aux
passans des verres de cette eau si fraîche et si belle. J'ai entendu
des voyageurs se plaindre souvent des importunités de ce peuple,
qui, pour ainsi dire, vous vend en détail les beautés
du pays qu'il habite. Ils avaient tort : ces malheureux n'ont que leurs
Alpes pour vivre.
La scène change ; le sol est dépouillé; la verdure
disparaît autour de nous. La route, obstruée de roches,
tourne et se replie, comme un long serpent, sur le flanc d'une montagne
aride et toute bouleversée. Nous arrivons au Nant-Noir (1).
Dans une ravine profonde, où toute
végétation semble morte, entre deux
escarpemens de terre ferrugineuse, parmi des
quartiers de granit que l'on prendrait pour des
blocs d'ébène, roule avec un bruit
effrayant,
une eau noire que son écume même ne blanchit
pas. C'est le torrent noir, ainsi nommé à
cause de la couleur sombre que donnent à ses
flots les ardoises qu'il charie, et sans doute
aussi parce qu'il est extrémement dangereux
à
traverser quand il est grossi par l'orage.
Tout ici est lugubre et désolé ; des crètes
nues, des rochers en surplomb ; les échos qui
se répètent le hurlement furieux du torrent ;
pas un arbre, si ce n'est le voile de sombres pins
que déploient les montagnes de l'horizon. Il y a,
pour la pensée, un monde d'intervalle entre le
Lac-Vert et le Nant-Noir.
On conte, dans le pays, beaucoup de traditions étranges touchant
ce hideux torrent. C'est, dit-on, sur ses rives que les esprits des
montagnes maudites tenaient leur sabbat dans les nuits d'hiver. Ce sont
eux qui ont remué toute la montagne pour y cacher leurs trésors.
Leur vol tumultueux a brisé tous les arbres qui croissaient autrefois
dans ce lieu funèbre. C'est en y dansant qu'ils ont brûlé
cette terre, c'est en s'y baignant qu'ils ont noirci cette eau. Il y
a aussi un démon du Nant-Noir qui pousse les voyageurs dans son
gouffre et rit de les voir tomber. Ses prunelles sont deux globes de
feu; et plus d'un hardi chasseur de chamois, égaré la
nuit dans la montagne, a entendu sa voix rauque et sonore répondant,
du fond de l'abîme, à la voix de son torrent.
J'avouerai cotte infirmité de mon esprit; il aurait manqué
pour moi quelque chose à l'horrible beauté de ce site
sauvage, si quel
que tradition populaire ne lui eût empreint un caractère
merveilleux. Je me suis arrêté avec complaisance sur ces
détails, parce que j'aime les superstitions; elles sont filles
de la religion et mères de la poésie.
Ce torrent traversé, les nants deviennent plus fréquens;
les ondulations de la route sont plus brusques et plus rapides; le cône
du mont sur lequel elle court a été, en quelque sorte,
cannelé par les cataractes pluviales, les éboulemens et
les avalanches de pierres. Cependant une végétation vive
et fraîche reparaît autour du chemin, et voile aux yeux
larve, que l'on entend bruire au fond du ravin.
Une vallée d'un aspect sévère et triste se présente.
Au milieu s'élève un clocher, autour duquel se groupent
quelques cabanes. Voilà Servoz. De toutes parts encaissée
par de hantes montagnes, cette vallée paraît comme ensevelie
dans un blanc suaire de neige, sous Lin noir linceul de sapins. Ce qui
ajoute à l'impression singulièrement mélancolique
qu'elle produit sur l'esprit, c'est de l'avoir dominée ou plutôt
menacée par les débris gigantesques d'une montagne qui
s'écroula, je crois, en
1741
. On dit que la chute de ce mont, qui écrasa des forêts,
combla des vallées, ouvrit des abîmes, fut accompagnée
d'un tel déluge de cendre et de poussière, que, durant
trois jours, une nuit complète couvrit le pays à plusieurs
lieues à la ronde. Les savans déclarèrent que c'était
un volcan. Ils se trompaient. Les ignorans se trompèrent aussi
: ils crurent que c'était la fin du monde. Erreur pour erreur,
je préfère celle des ignorans : elle est plus naïve.
Cette montagne ruinée effraie le regard et la pensée.
Je ne sais, et nul ne peut dire, comment se déplaça le
centre où reposait l'équilibre de ce grand corps ; quelle
cause mina la base sur laquelle posaient ses immenses terrasses, ses
plateaux, ses dômes, ses pentes, ses aiguilles. Est-ce une convulsion
intérieure du globe ? est-ce une goutte d'eau lentement distillée
depuis des siècles?... Felix qui potuit.
Cependant
il est difficile de ne pas se livrer
à d'inutiles méditations sur ce grand mystère,
en présence d'un si prodigieux bouleversement. Les terres, les
neiges, les forêts, en se précipitant dans les vallées
en vironnantes, ont mis à découvert ce qu'on pourrait
appeler le squelette du mont. Ces blocs de marbre noir veiné
de blanc sont ses pieds monstrueux, encore à demi cachés
par des masses pyramidales de terres éboulées ; voilà
ses ossemens de silex, ses bras de granit qui se dressent encore; et
là haut, au dessus des nuages, cette large zone de roche calcaire,
qui montre à nu ses couches horizontales, c'est le front ridé
du géant.
Combien les monumens de l'homme semblent peu de chose près de
ces édifices merveilleux qu'une main puissante éleva sur
la surface de la terre, et dans lesquels il y a pour l'ame comme une
nouvelle manifestation de Dieu ! Ils ont beau, avec la fuite des années,
changer de forme et d'aspect, leur architecture, sans cesse rajeunie,
garde éternellement son type primitif. A ces rochers qui surplombent
et se dégradent, succèderont d'autres rochers qui déchireront
les nues ; de nouveaux arbres croîtront sans culture,
où
gissent ces troncs morts de vieillesse; ces torrens s'écoulent,
d'autres cataractes s'ouvriront; depuis des siècles, la physionomie
des Alpes n'a pas varié ; les détails passent, l'ensemble
reste.
Heureux
le peuple qui, comme les fils de
Guillaume Tell et de Vinkelried, peut confier à
de tels monumens tous ses souvenirs de gloire,
de religion et de liberté ! Comment pourraient
s'effacer ces saintes traditions, quand rien de
ce qui les rappelle ne peut périr ! Ces sublimes
édifices n'ont à craindre ni l'ignoble badigeon
qui a souillé Notre-Dame de Reims, Notre-Dame
de Paris, Saint-Germain-des-Prés, la
vieille abbaye romaine ; ni le grattoir qui a
mutilé les frontons de la cour du Louvre, ni le
marteau qui allait démolir Chambord, après
avoir détruit les manoirs de Montmorency et de
Bayard. Encore un peu, et tous les monumens
de France ne seront plus que des ruines;
encore un peu, et toutes ces illustres ruines ne
seront plus que des
pierres, et ces pierres ne seront plus que de la poussière. Ici
tout se transforme, rien ne meurt; une ruine de montagne est encore
une montagne. Le colosse a changé d'attitude, voilà tout.
C'est qu'il y a, dans toutes les parties de la création, un souffle
qui les anime. Les ouvrages de Dieu vivent, ceux de l'homme durent,
et que durent-ils !
(a) Le plus grand danger peut-être des excursions alpestres
est la rencontre fréquente de ces précipices sans fonds,
cachés à l'oeil par une légère croûte
de neige congelée, qui se dérobe bous les pas du voyageur
et l'engloutit.
(1)
Les gens du pays donnent aux torrens le nom de
Nants. Il
est remarquable que ce nom appartient à la langue celtique (Nant,
amas d'eau, eau courante, torrent ou fleuve), et a donné son nom
à la capitale (Nantes, ville divisée
en effet par les mille bras de la Loire) de cette Bretagne qui fut l'Armorique.
Voici que nous le rencontrerons aux Alpes, et dans toute la pureté
de son acception première ! Ainsi on retrouve toujours par places
dans l'Europe actuelle quelques vestiges de cette vieille langue celte,
base première et inconnue de tous nos idiomes, à peu près
comme on voit souvent paraître à la surface du sol, en dépit
des couches calcaires et argileuses qui la recouvrent, de larges lianes
de ce granit primitif qui est, pour ainsi dire, l'ossement du globe.
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