La Muse typographique
Poèmes sur les métiers de l'imprimerie
(1878)
publiés par Eugène Boutmy
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L'ART DES IMPRIMEURS
(Anonyme.)
AIR : Le Dieu des bonnes gens.
Sur l'univers, maudit pour une pomme,
L'erreur, la nuit régnaient quand, tout à coup,
Un astre, éclos dans le cerveau d'un homme
L'illumina d'un bout à l'autre bout.
Ce météore, aux quatre coins du monde,
Fut salué par d'immenses clameurs.
Depuis ce jour sa clarté nous inonde.
Gloire immortelle à l'art des imprimeurs !
Cet art divin, à la pensée humaine,
Créa soudain de larges ailes d'or
Puis, lui donnant l'infini pour domaine,
Rendit fécond son lumineux essor.
Grâces à lui, des travaux du génie
Le peuple un jour put goûter les primeurs
Et s'abreuver à sa source bénie.
Gloire immortelle à l'art des imprimeurs !
Il déchiffra les ténébreux grimoires
Que consultaient les sorciers des hameaux
Pour les dorer, il exhuma les gloires,
Pour les guérir, il dévoila les maux.
Par cette voix, au passé qui s'écroule,
Il a crié : "Ton règne est fini, meurs !
Meurs ! l'avenir devant tous se déroule."
Gloire immortelle à l'art des imprimeurs !
Gloire à cet art qui balaya la fange
Où croupissaient les peuples et les rois ;
Gloire à ses fils, à la noble phalange
Qui fit jaillir des éclairs de ses doigts!
Leurs nobles rangs, qu'un saint amour resserre,
Ont Béranger, le roi des gais rimeurs ;
Ils ont Franklin, qui vainquit le tonnerre.
Gloire immortelle à l'art des imprimeurs !
Amis, cet art, c'est l'étoile des âmes ,
C'est le levier qu'Archimède a rêvé.
Lorsque le monde a, sous l'assaut des lames,
Touché l'écueil, c'est lui qui l'a sauvé.
De cette nef, qu'un bon vent favorise,
Dieu nous a faits pilotes et rameurs.
Guidons sa proue à la terre promise.
Gloire immortelle à l'art des imprimeurs !.
II
LA TYPOGRAPHIENNE
(Anonyme.)
A nous gloire et fierté :
C'est à l'Imprimerie,
Reine de l'Industrie
Que la mère Patrie
Doit ses beaux jours de liberté
Entendez-vous au sein du monde
Mugir l'Industrie. aux cent bras ?
Partout son écume féconde
Couvre le champ de ses combats ;
Dans ce bruit de forces froissées,
Où tant de mains, tant de marteaux
Donnent une âme aux durs métaux,
Nous donnons un corps aux pensées.
A nous gloire, etc.
Grâce à nous la pensée humaine,
Jour et nuit devient sous nos doigts
Cette puissance souveraine
Qui soumet le Monde à ses lois.
Poussés par Dieu dans la carrière
Les hommes ne s'arrêtent pas ;
Du flambeau qui guide leurs pas,
Nous alimentons la lumière.
A nous gloire, etc.
L'Intelligence nous fait vivre ;
Sol vigoureux, plein de trésors,
Pour nous, chaque oeuvre ou chaque livre
Est le pain de l'âme et du corps.
Ouvriers entraînant les autres
Dans nos rangs, tout progrès nouveau
A peine échappé d'un cerveau,
Crée une phalange d'apôtres !
A nous gloire, etc.
O France ! de ta mâle histoire,
C'est nous qui gravons les hauts faits
De ton génie et de ta gloire
Nous multiplions les bienfaits
Dans ton sein qu'un savant succombe
La Mort ne frappe que sa main,
Et dans mille ans comme demain,
Notre art fera parler sa tombe.
A nous gloire, etc.
Dans cette éternelle conquête
Du travail sur l'oeuvre de Dieu,
Deux fronts dominent notre tête
Fronts purs étoilés en tout lieu.
Leur gloire qui sur nous rayonne
Est éclose à notre foyer,
Amis, Franklin et Béranger
Ont enrichi notre couronne.
A nous gloire, etc.
Gutenberg, au nom de la France
Où brillent les arts triomphants,
Reçois, vainqueur de I'Ignorance,
La prière de tes enfants :
O toi que le Monde proclame
Comme son second Créateur,
Viens, de ton esprit producteur,
Féconder nos mains et notre âme.
A nous gloire, etc.
III
A MON COMPOSTEUR
Par Ed. MARAUX
Musique de J. DUREY
Tu n'es point, ô mon composteur,
De ces gigantesques machines
Que le souffle de la vapeur
Fait mouvoir au sein des usines,
Ou lance, alertes messagers,
Hors des confins et des rivages
Qu'appelait du nom d'étrangers
La langue éteinte des vieux âges.
(refrain)
Mon outil qui m'est cher
Les lignes que j'enferme
Dans tes parois de fer,
D'une main prompte et ferme,
Sont comme des sillons
Qui contiennent en germe
De fécondes moissons. (bis.)
Lorsque dans ses brillants palais
L'Industrie en ses jours de fêtes
Pour de pacifiques congrès
Dresse l'état de ses conquêtes,
Éblouis-tu chaque regard
Par ton éclat ou ta stature ?
Non, simple et restant à l'écart,
Un court espace te mesure.
Mon outil, etc.
Si l'on voit les plus durs métaux,
Se tordant sur leur lit de braise,
S'assouplir au choc des marteaux
Ou se fondre dans la fournaise ;
Sans déployer de tels efforts,
Sans tant de peine dépensée,
Tu sais, en lui créant un corps,
Donner la vie à la pensée.
Mon outil, etc.
Tu ne fais point, triste destin,
Comme les instruments de guerre,
Couler à flots le sang humain
Au sombre bruit de ton tonnerre ;
Lorsque tu te charges de plomb,
Aux abus tu livres bataille,
Et leur incrustes dans le front
Le cachet noir de ta mitraille.
Mon outil, etc.
Pourquoi faut-il que sur ton flanc
Un spectre à la face ridée,
Le chômage, hélas ! trop souvent
Souffle son haleine oxydée ?
Sans le souci du lendemain,
Un jour, le coeur libre de peine,
Ne pourrons-nous dire à la faim :
Va, nous avons brisé ta chaîne !
Mon outil, etc.
IV
LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHIQUE
Par Toussaint MICHEL
Musique de Léo MARESSE
Faire et défaire
Est mon affaire, (refrain)
Et toujours le compositeur
Sait aligner son caractère
Suivant le goût de son auteur.
Prendre des lettres dans la casse,
Puis avec ordre disposer
Les mots, les lignes à leur place,
C'est ce qu'on nomme composer.
Quand l'ouvrage a passé sous presse,
Il m'est rendu par l'imprimeur.
A le défaire je m'empresse
Et j'en fais un nouveau labeur.
Faire et défaire, etc.
Mon emploi me rend l'interprète
De toutes les opinions.
Sitôt que la copie est prête,
Moi, j'entre dans mes fonctions.
De l'erreur je suis la bannière
Autant que de la vérité :
Avec l'un je fais la lumière,
Avec l'autre l'obscurité.
Faire et défaire, etc.
Je ne connais que ma copie,
Et pour le mal et pour le bien.
Je suis dévot, je suis impie ;
Je crois tout et je ne crois rien.
Suivant la couleur de l'ouvrage,
J'affirme blanc, j'affirme noir ;
Le matin je tiens un langage,
J'en tiens un tout autre le soir.
Faire et défaire, etc.
Mon humeur fait la pirouette :
Je suis triste, je suis joyeux ;
Je suis prosateur ou poète;
Je suis chaste ou licencieux.
Tantôt grave et tantôt comique,
Je voltige d'un pied léger.
Souvent la lettre d'un cantique
Sert à composer Béranger.
Faire et défaire, etc.
On dit que tel auteur radote.
Pour moi, loin de m'en alarmer,
J'applaudis fort à sa marotte
Quand il vient se faire imprimer.
L'ouvrage le plus excentrique
Peut toujours être utilisé,
Et maint emploi le revendique
Aussitôt qu'il est imprimé.
Faire et défaire, etc.
En guise de choses nouvelles,
Que de gens réchauffent du vieux !
On voit tourner bien des cervelles,
Et ce n'est pas pour faire mieux.
Aucun ne peut rester en place :
On change sans savoir pourquoi ;
Mais moi, quand je fais volte-face,
Du moins je suis dans mon emploi.
Faire et défaire
Est mon affaire,
Et toujours le compositeur
Sait aligner son caractère
Suivant le goût de son auteur.
V
LE ROULEUR
Par Ulysse DELESTRE.
Air : le vieux Cheik.
"Mes frusques m'ont toutes cherché querelle ;
Je n'ai plus rien, ni grimpant ni gilet,
Et mes passifs, déjà veufs de semelle,
M'ont aujourd'hui planté là tout à fait."
Ainsi parlait un typo... dont la dèche
Eût fait frémir don César de Bazan ;
Il s'en allait à Corbeil chercher mèche,
Un vieux mouchoir contenait son saint jean.
Oh ! Dieu du ciel, qui devines sa flème !
Daigne, Seigneur; le devancer là-bas ;
Inspire au prote un boulage quand même,
Ah ! par pitié, fais qu'on n'embauche pas ! (bis.)
AIR : l'Honneur et l'Argent.
Mais le rouleur est las, et la nuit est venue ;
La grande question est de pouvoir percher.
Un marronnier soudain vint s'offrir à sa vue :
Un pieu là, dit-il, n'est pas à dédaigner !
Je ne puis en ce lieu subir aucune perte :
Je ne redoute rien que la rousse ou le vent,
Que la rousse ou le vent,
Et je puis fort bien là dormir la porte ouverte.
Je n'ai pas le frisson que procure l'argent."
AIR : les Deux Gendarmes.
La soif le talonnait, sans doute ;
Il ne fit pas un long séjour.
Bientôt il se remit en route
Sans attendre le point du jour.
Mais un garde, faisant sa ronde,
Croit reconnaître un maraudeur,
Et, peu sensible à sa faconde,
Il arrête notre rouleur.
AIR : Rose des champs.
"Que faisiez-vous dans ce lieu solitaire ?
Vouliez-vous donc pincer quelque lapin ?
- Mais point du tout, ô garde débonnaire,
Ce que je cherche est un marchand de vin...
Qui fasse l'oeil, car, ô douleur amère,
Je n'ai plus rien qu'on puisse hypothéquer,
Et mon gosier de plus en plus s'altère.
Vais je mourir faute de m'arroser? (bis.)
AIR : Ne pleure plus, Vierge de France.
- Ne pleure plus; poivreau, mon frère,
Dit le garde, vieux biberon ;
Un peu de patience, espère ;
Je vais t'indiquer un bouchon.
Mais ta raison déjà s'égare.
Oh ! par ma foi, c'est trop souffrir !
Devant nous, je vois une mare ;
Tu vas pouvoir te rafraîchir.
- Oh ! trois fois anathème
Sur ce liquide plat !
Crois-moi, restons-en là, (bis.)
Par pitié, si tu m'aimes,
Si tu m'aimes."
Air : la Mère Michel.
Le garde et le rouleur s'étant si bien compris,
Bras dessus, bras dessous, dirent en vrais amis :
"Je m'en vais à Corbeil, emboîte-moi le pas.
Non... le garde demeur', mais il ne se rend pas !"
Sur l'air du tra la la la, etc.
Mais le rouleur ivrogne
N'en fut pas très chagrin.
Il prit son air maussade,
Mais fut très satisfait
En touchant la passade,
Tout bas il se disait :
"Ah ! ah ! ah ! ah !
Ah ! les daims que voilà !
Si l'on m'avait embauché là,
J'aurais été malade.
Tant qu' la mèr' des couillets vivra,
Le mariol boulott'ra."
VI
LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE
Par LEGRAIN
Air : Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans.
Un correcteur sur certaines épreuves
Avec amour chaque faute indiquait.
Or, sous sa plume, elles n'étaient point veuves :
De tous côtés la marge s'emplissait.
"Lis donc !" dit-il au teneur de copie.
Un ronflement répond ; il dit plus bas :
"Ta tête grise en paix s'est assoupie,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse,
Jours d'espérance et de déceptions,
Tu te revois, oubliant ta détresse,
Au temps passé de tes illusions.
Chaque journée amenait un déboire :
Qui veut monter souvent retombe en bas..
En ce moment, si tu rêves de gloire,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Mais sur ta lèvre apparaît un sourire :
Est-ce un roman dont le style plaira ?
Quelque sonnet dont on ne peut médire,
Un long poème, un sujet d'opéra ?
D'Oreste enfin retraçant les furies,
Tu fais le drame, et l'on ne siffle pas !
On applaudit, on pleure... aux galeries :
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Car ici-bas n'est pas qui veut prophète ;
On te siffla... Tu dus faire un métier.
En notre état, l'usage est qu'un poète
Fera toujours un méchant ouvrier :
Censurant tout dans ton humeur chagrine
De nos grands noms tu fais un faible cas ;
Tu blâmerais les vers de Lamartine...
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Repose, ami ; mais demain nos familles
Crîraient la faim... terminons ce labeur."
Et derechef il marquait des coquilles
Quand un bourdon excite sa fureur !
Au cri qu'il pousse, empoignant l'écritoire,
Le vieux s'éveille en s'écriant : "Hélas !
On me versait... Je crois que j'allais boire :
Une autre fois ne me réveille pas !"
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