AVANT- PROPOS
Ce n'est pas pour les grands
bibliophiles que j'écris ce petit traité sur l'art
de former une bibliothèque; ceux-là n'ont besoin ni
de maîtres ni de leçons. Ce petit volume est spécialement
destiné aux honnêtes gens qui aiment les lettres et cherchent
dans la pratique de leur culte, dans le goût de la collection
des livres une agréable diversion aux ennuis quotidiens de la
vie. Jamais la passion des livres anciens et nouveaux n'a été
plus répandue. qu'aujourd'hui ; mais il convient d'ajouter tout
de suite qu'on n'a jamais fait de plus vilaine librairie. je ne parle
ici que de la confection des livres courants, des romans, brochures,
pièces de théâtre, livres spéciaux qui sont
presque tous fabriqués avec une remarquable négligence.
Composés avec des caractères usés, mal corrigés,
tirés sans soin sur un affreux papier n'ayant ni corps ni ampleur,
défectueusement margés et assemblés grossièrement
sous une couverture généralement transformée en
catalogue, ils sont horribles. Tellement horribles qu'un auteur, respectueux
de ses oeuvres fait toujours tirer pour son usage et celui des personnes
qu'il estime une cinquantaine d'exemplaires en grand papier ordinairement
du vergé à la forme - souvent sept ou huit autres sur
vélin ou sur chine. Ce sont là heureusement les seuls
témoignages qui resteront de notre librairie courante ; ce sont
les seuls que l'on collectionne à côté des superbes
éditions que nos grands artistes éditeurs, secondés
par des maîtres imprimeurs - parfois aussi artistes qu'eux, -
établissent à petit nombre et par conséquent à
des prix trop élevés pour les lecteurs vulgaires.
Une belle bibliothèque représente donc une valeur qui
peut varier comme le portefeuille d'un spéculateur, car les livres
ont leurs cours soumis aux caprices de la mode et des collectionneurs.
On compte, tant à Paris qu'en France et à l'étranger,
environ mille personnes qui collectionnent les beaux livres. Si l'on
veut y ajouter les amateurs possédant une bibliothèque
de plus de trois mille volumes reliés, on peut hardiment quadrupler
ce chiffre.
Un document de librairie établissait récemment que le
Manuel du libraire de Brunet, aujourd'hui épuisé,
a été tiré à six mille exemplaires; et il
en concluait qu'il existe le même nombre de Bibliophiles. Ce raisonnement
est faux, car l'oeuvre de Brunet a sa place marquée chez tous
les libraires importants et dans presque toutes les bibliothèques
publiques de l'Europe et des Etats-Unis ; et leur nombre vient diminuer
d'autant celui des amateurs acheteurs du Manuel.
Ces collectionneurs et amateurs appartiennent à tous les rangs
de la société. je cite une trentaine de noms au hasard
de ma mémoire : S. A. R. le duc d'Aumale, la famille de Rothschild,
le baron Pichon, Hankey, Guy-Pelion, Quentin- Bauchard, de Lignerolles,
Richard Gompertz, le comte Foy, Delicourt, Gonzalès, Eugène
Paillet, Ulric Richard-Desaix, Dutuit, Laroche-Lacarelle, Dècle,
Bégis, Henri Leroy, le prince d'Essling, Jules Hédou,
le duc de Brissac, Edouard Bocher, l'abbé Bossuet, Laugel, Charles
Mehl, Georges Danyau, le baron Ruble, Léonce de Lamothe, etc.,
dignes successeurs des Cicongne, Pixérécourt, Soleinne,
Armand Bertin, La Bédoyère , Yemenitz, Solar, Jacques-Charles
Brunet, Léon Double, Ambroise Firmin Didot, Emile Michelot, Bancel,
etc. Mais à côté de ces grands amateurs, je connais
d'humbles bureaucrates, de modestes gens de lettres, qui n'ayant pas
assez d'argent mignon pour éparpiller leurs forces dans des acquisitions
variées, les concentrent sur un filon bibliographique particulièrement
intéressant. C'est ainsi que s'explique la cherté de certains
livres à certaines époques. Il y a sept ou huit ans, par
exemple, on collectionnait les Rétif de la Bretonne avec une
telle frénésie qu'en 1877, un exemplaire complet - et
en reliure ordinaire du temps -des oeuvres de ce pamphlétaire
romancier, provenant de M. Ludovic Halévy, fut catalogué
chez Fontaine, le célèbre libraire du passage des Panoramas,
au prix de cinq mille francs (183 parties en 158 tomes).
Un autre exemplaire beaucoup mieux conservé et non rogné,
relié superbement par Chambolle Duru, figurait à côté
de celui de M. Ludovic Halévy et était estimé au
prix de 18 mille francs !!!
Je donne ces prix pour qu'on saisisse du premier coup la différence
entre les exemplaires rognés et les exemplaires non rognés.
Ces derniers peuvent être reliés à nouveau. Les
autres doivent conserver l'habit de leur temps qui, surtout pour les
Rétif, manque de charme et d'élégance.
Il y a quatre ou cinq ans, la mode était aux Cazins. En ce moment
la grande admiration que l'on éprouvait pour les adorables petites
éditions du libraire Cazin commence à diminuer. Les seuls
exemplaires des ouvrages érotiques à gravures, surtout.
lorsqu'ils sont reliés en maroquin rouge plein, ont conservé
de la valeur.
Remarque utile à noter: toutes les fois que la bibliophilie commerçante
s'occupe trop activement d'une famille de livres, le goût du public
pour ces livres diminue d'autant plus que le prix s'élève.
La spéculation a bien vite atteint ses bornes, justement parce
que le nombre des amateurs d'un livre est assez restreint. En 1850,
Monsieur Nicolas, le meilleur ou tout au moins le plus curieux
ouvrage de Rétif, se vendait en nombre à vingt centimes
le volume, rue de Touraine-Saint-Germain, aujourd'hui rue Dupuytren.
Un petit libraire de la rue de la Lune, Alvarès, acheta tout
en bloc et imagina d'en constituer une valeur à la hausse, en
demandant à Monselet une biographie bibliographique qui remit
Rétif à la mode. Cette mode dura jusqu'au moment où
Fontaine la tua par ses exagérations. C'est ainsi que le bibliophile
Jacob, en refaisant et en complétant la jolie monographie de
Charles Monselet a fait baisser des trois quarts la valeur vénale
de Rétif. J'attribue la défaveur momentanée des
éditions Cazin à la réédition des travaux
de M. Brissard-Binet, libraire de Reims, et aux publications de M. A.
Corroënne, ex-musicien au régiment de gendarmerie de la
Garde impériale et amateur distingué, fanatique de Cazin.
Le collectionneur aime surtout ce qu'il connaît peu, et adore
ce qu'il ne connaît point. Aussi je terminerai cette introduction
par les conseils suivants:
Se méfier toujours de son enthousiasme.
Se méfier des prix énormes auxquels on cote certaines
éditions originales d'auteurs secondaires. Pour les génies
reconnus, on peut y aller de bon coeur, mais pour les autres que de
mécomptes on se prépare dans l'avenir!
N'acheter cher qu'un livre que l'on connaît.
Vérifier les titres, la pagination, les tables et compter les
gravures si c est un livre à vignettes.
Même réflexion pour les tirages sur papier extraordinaire
de livres absolument ordinaires. Le Whatman et la peau de vélin
doivent être bien portés pour conserver leur valeur.
Mais, me demandera-t-on, comment vérifier ce qu'on ne sait
pas ?
Je vais l'expliquer après avoir dit comment on devient un amateur.
|