La surprise et fustigation d'Angoulvent (1),
poëme heroïque addressé au Comte de Permission
(2)
par l'Archipoëte des pois pilez.
A Paris. - M.D.C.III.
Avec Permission.
el
arbre on doit bien estimer
Qui touche au sercle de la lune,
Car vous voyez sans peine aucune
Qu'il produit ses fous sans semer.
Divin Bacchus, de ta fureur saisi,
J'oze chanter un prince cramoisi (3),
Prince superbe alors que la fortune
L'eslevoit haut au cercle de la lune,
Et que, suivy de ses joyeux suppos,
Entre les plats, les pintes et les pos,
Bourru d'esprit, il contoit les merveilles
De ses hauts faits, decoiffant les bouteilles.
Infortuné, qui ne prevoyoit pas
De quel malheur estoyent suivis ses pas;
Que des destins les faveurs sont volages,
Et que les fous ne sont pas tousjours sages.
L'ouvrage est grand, mais rien n'est malaise
Quand de ton feu l'esprit est embrasé.
Ayde-moy donc, renforce ma memoire,
Qu'aux Pois pilez (4) j'emporte la victoire.
Voylà le but de mon ambition,
D'Angoulevent chantant la passion,
Qui, forcené des ardeurs de nature,
Courut luy-mesme à sa male advanture,
Estant poussé par sa fragilité
Aux doux attraits d'une tendre beauté
Quand par desastre une laide bossue
Sous beau-semblant luy dresse maigre issue.
Cet avorton, semence d'escargot,
Trouve en chemin ce magnifique sot,
Et doucement par sa cape l'arreste,
Puis d'un clin d'oeil, d'un branlement de teste
Luy fait le signe, en luy disant tout bas :
"Venez, Monsieur, le maistre n'y est pas,
Et ma maistresse est seule retirée,
Qui vous attent pronte et deliberée
Portez sans plus de l'argent à foison,
On guarira vostre demangeaison."
Or sur ce point la gloze nous remarque
Que la grandeur de ce brave monarque
Est de donner tout ce qu'il peut avoir,
Si quelque femme est pronte à son vouloir;
Et ce vouloir est qu'en bizarre sorte (5),
Il soit foitté tant que le sang en sorte
Tout en cadance, et d'un bras reposé.
De telle humeur ce prince est composé.
Ainsi faisant, sa faveur il octroye,
Et, bien qu'il soit fort humble de monnoye,
Si donne-t-il ce qu'il peut amasser,
Passionné de se faire fesser,
Voire il promet plus qu'il ne sçauroit faire :
C'est à quoy tend le noeud de cet affaire.
Son excellence est de pouvoir choisir,
Un coeur contant, qui n'ait autre desir
Qu'à bassiner d'amoureuse manière,
Comme a bien faict ceste bonne barbière ;
Mais il faudroit qu'il touchast le teton
Et qu'elle prinst à plein poing son mouton.
De ces faveurs ce prince est idolâtre.
Quand il rencontre une cuisse folastre,
Dont la vertu ne suit point le guidon
Des bons soldats du gentil Cupidon,
Sobre du cul, difficile à la couche,
Et qui ne veut que personne la touche,
Tout son desir en elle est arresté.
Or, pour le jeu qui luy fut appresté
Vous en sçaurez la plantureuse histoire
De point en point ; mais premier il faut boire.
Ce docte prince, en humeur triomphant,
Est un magot, sous le masque d'enfant,
Qui tout son corps et son esprit adonne
Pour engeoller quelque nisse (6) personne.
Mais en ce fait il fut un aprenty
Et ne sceut point son cave signati,
Car la bossue et la belle barbiére
Au goguelu (7) firent passer carrière.
Or il vouloit, pour se faire estriller,
Au paravant que se deshabiller,
Voir tout par tout, redoutant la surprise;
Mais la maistresse, en ce jeu bien aprise,
Estant encore en coiffure de nuit,
Monstre un desir de l'amoureux deduit,
A luy s'adresse, à qui la chair fretille:
"Venez, galand, çà, que je vous estrille ;
Vous mentez donc? est-ce là ce velours ?
Là ce balet, qu'il ait sur ses atours."
Il luy respond d'une basse parole:
"Ferez-vous bien la maistresse d'escole ?
Je suis mauvais, j'ay failly mechamment;
Si j'ay mentv, corrigez hardiment."
Et, tout gaillard, esperant chère entière,
Pront, obeït aux mots de la barbière.
Mais il n'eut pas si tost les chausses bas,
Ah ! mes amis, oyez le piteux cas,
La sentinelle, en amours bien experte,
A conjuré de ce prince la perte :
S'estant posée en lieu trop descouvert,
Elle a faict prendre Angoulevent sans vert,
Et, pour mieux faire encore la pipée,
Feint d'emporter le manteau et l'espée.
Il s'en courrousse, et la barbière exprès
En se faschant soudain courut après.
Luy, chausses bas, que la fureur transporte,
Le poursuivit jusqu'au pas de la porte,
Où, rencontrant un momon (8) gracieux
De gens masquez, qui faisoient les doux yeux,
Et le mary, qui vient en taille douce,
De gros osiers donne mainte secouce
Dessus les bras, sur le cul, sur le dos,
L'initiant comme prince des sots.
Vous eussiez dit, en les voyant combatre,
De mareschaulx qui se plaisent à batre,
L'un après l'autre, en cadance suivant,
Et que l'enclume estoit Angoulevent.
Il crie, il bruit, d'eschaper il se paine ;
Mais c'est en vain : ils reprennent halaine,
Et, de plus beau fustigant rudement, .
Font de son corps des chausses d'Allemant (9);
Et le barbier, qui voit besongue faitte,
Droit sur la rue aux fenestres se jette,
A haute voix s'escriant bien et beau :
"Ah ! mes amis, voyez ce maquereau !
Venez le voir, ce malheureux infâme !
Il est venu pour desbaucher ma femme."
A ce grand bruit les voisins sont venus
En longue extase après s'estre tenus,
Ils ne pouvoyent lequel des deux eslire,
Ou de pleurer, ou bien s'ils devoyent rire,
Voyant sa peau grenue en maruquin (10),
Du tout semblable à l'habit d'Harlequin;
Ses yeux roüillez en face rubiconde,
Tant effarez qu'ils faisoient peur au monde.
Enfin l'un d'eux, qui veit son action
Trop desplorable, en eut compassion,
Prend son pourpoint, dessus le dos luy jette ;
Le patient ratache l'esguillette,
Trousse bagage, et se sauve hardiment.
Et sçavez-vous quel fut son pensement ?
Tout aussi-tost, ce n'est point baliverne,
Il eut recours tout droit à la taverne,
Où prenant coeur, s'estant un peu remis,
Il s'en va droit à l'un de ses amis,
Qui, de pitié, le voyant de la sorte,
Cinq ou six jours chez luy le reconforte;
Fait informer de tant d'extorsion
Qui luy fut faite. Après la passion
Que tout au long il avoit entendue,
Quand on luy feit la trousse pretendue,
Assez matin, sortant de Saint-Medard,
Le vendredy que luy vint ce hazard,
Vous en rirez, si je vous dis en somme
Sa bonne grace envers le galant homme,
Qui fut courtois, eut soin d'Angoulevent
Pour tout loyer il luy fendit le vent (11).
Ayant descript la cabale secrette
De ce monarque, il est temps que je traicte
Ce que deveint le cours de son procès,
Et comme il feit reparer cest excès.
Or, pour avoir justice bonne et briefve,
Droict au baillif de Sainte-Geneviefve
Et l'un et l'autre ils se sont adressez,
Et par decrets vivement traversez ;
Tant qu'à la fin, ce prince magnifique,
Qui ne sceut oncq' la forme de pratique,
Sur un defaut, comme il n'y pensoit pas,
Par un huissier est mené pas à pas.
Interrogé, le juge le relasche ;
Mais sa grandeur d'un tel affront se fasche,
Bouffe en colère, et dit qu'il appellet :
Par ce moyen tout vient au Chastellet.
Le Chastellet dignement se prepare
Pour opiner dessus un fait si rare.
Mesme l'on tient qu'ils devoyent arrester
Qu'Angoulevent se feroit defoiter,
Satisfaisant à ceste humeur estrange
Qui fait par fois que tant il se dernange.
Mais le barbier et compagnons loyaulx,
Et la barbière, eurent lettres royaux
Pour evoquer, dont la Cour est saisie,
Ce gros procès farcy de fantaisie,
Qui, sur le champ, dos à dos les a mis.
Et plus y perd qui plus y aura mis.
Voilà comment se passa tout l'affaire
Jusqu'où j'en sçay ; pour ce je me veux
Laissant là bas ce prince reculé,
Entre les sots bien immatriculé.
FIN.
1. V., sur ce farceur, notre t. 7, p. 37, note.
2. Binet d'Arbères, c'est-à-dire natif
d'Arbères, dans le pays de Gex, se disant comte de
Permission, est l'un des plus étranges fous de ce
temps-là, mais fou aussi peu
désintéressé que maître
Guillaume, par exemple, et se faisant, comme lui, un
gagne-pain de sa folie. Il avoit d'abord été
charron, et, dit l'Estoille, " montoit en Savoie
l'artillerie du due, où on disoit qu'il se
connoissoit fort bien ". Lassé de ce métier,
il vint à Paris, peut-être avec mission
secrète d'espion, car on étoit en guerre avec
M. de Savoie, et de ce foi rien ne m'étonneroit. Le
fait est qu'il s'installa au centre des nouvelles, sur le
Pont-Neuf, et se fit à sa manière le courtisan
de tous ceux de qui l'on pouvoit recevoir ou apprendre
quelque chose. Pour se donner une contenance on un
prétexte de gueuserie, il fit de petits livres,
"quoiqu'il ne sçùt ny lire ny escrire, et n'y
eût jamais apprins", comme il le dit dans
l'Institution et recueil de toutes
ses oeuvres. Je n'entrerai point
dans le détail de ces livrets extravagants,
illustrés de figures plus bizarres que
le texte même. Ils n'intéressent que les
bibliophiles; et tous, soit qu'ils les aient achetés
à prix d'or, soit qu'ils aient dù se contenter
de les envier, savent à quoi s'en tenir sur leur
compte. Ce sont des oraisons,
des sentences, des
prophéties,
le
tout on ne peut plus
amphigourique. Il en publia un recueil in-12 en 1600, avec
dédicace à Henri IV. Il ne s'y contente pas du
titre de comte de Permission, il y prend celui de
chevalier des Ligues des XIII
cantons suisses. Ses
folies imprimées
n'alloient pas à moins de
180 livrets ou morceaux numérotés. On n'en
connoît guère que 107, y compris les livres
104, 113, 141, et 173,
retrouvés depuis vingt ans
à peu près, et la dernière pièce
: Le Tombeau et Testament de feu
Bern. de Bluet d'Arbères, dedié à
l'ombre du prince de Mandoy, par ceux de la vieille
Academie, 1606, in-8. La
bibliothèque Sainte-Geneviève possède
l'un des exemplaires les
plus complets. Le recueil des
107 livrets connus n'est entre les mains d'aucun des
plus riches bibliophiles, et c'est un de leurs grands
chagrins. J'ai vu l'une des plus rares et des plus
curieuses pièces
dans le cabinet de M. Le Roux de
Lincy. Elle sert de supplément à la 61e, et
commence par : Libéralités que j'ai reçues. On y voit comment M. de Créqui a
donné au comte de Permission "quatre écus et
demi en cinq fois" ; comment il reçut de Jacques Le
Roy a deux escus et une rame de papier" ; de Mme
d'Entragues, une bague de grande valeur; (le M. de
Beauvais-Nangy, un bas de chausse de soie; de Mme de Payenne
(de Poyane ?), une aune de toile blanche pour faire des
rabais ; du duc de Nemours, "la fleur de ses amis", douze
ducats, dont il se fit faire un superbe habit de frise
noire. Le roi n'est pas oublié parmi ces
bienfaiteurs: il donne cent livres de gages à Bluet
d'Arbères, puis une chaîne d'or de cent
écus, et, de plus, trois cent quarante écus en
diverses fois. Qu'il seroit curieux, après cela, que
le comte de Permission eût été un espion
du due de Savoie! Ce qui est à peu près
assuré, ce dont tout le monde convient, même
l'Estoille (Journal de Henri IV,
25
août 1603), c'est qu'il
étoit beaucoup moins fou qu'il ne vouloit le
paroître. Il eut tout au moins le bon sens
d'économiser les profits de son extravagance. Un beau
jour, tout compte fait, en additionnant jusqu'aux plus menus
objets, "la bouteille d'huile que M. Cenamy lui avoit
donnée pour sa salade », les mille chateries que
lui prodiguoit M- de Conti, etc, i1 se trouva qu'il n'avoit
pas récolté moins de quatre mille écus.
À trente ans de là, comme le remarque Nodier
dans son curieux article sur Bluet dArbères
(Bulletin du bibliophile,
nov. 1835, p. 32, etc.),
Corneille ne gagna pas tant avec le Cid, Horace et
Cinna !
3. C'est-à-dire
magnifique. Au 16e siècle, et même, comme on le
voit ici, au commencement du 17e, tout ce qui étoit
beau se disoit en cramoisi.
V. Henri Estienne,
Dialogue du nouveau langage
françoys italianisé. Pour fier, superbe,
on disoit rouge. Dans
L'Amani rendu cordelier à
l'observance d'amour, on lit
les plus rouges (pour les plus fiers) y
sont pris. Brantôme se sert
du même mot à propos de l'insolence des Suisses
contre M. de la Trémouille à Novare. Du mot
rouge ainsi employé on fit le mot rogue, par une simple
transposition de lettres.
4
. C'est-à-dire "à
la comédie aux Pois Pilez", comme on lit dans
le Baron de Foeneste,
édit.
Mérimée, p. 155
Ménage a rencontré
juste pour l'étymologie du nom de ces farces. On
appeloit pois pilés, dit-il, le marc des pois dont on
avoit fait de la purée, et il n'étoit pas
étonnant qu'on désignât par le
même nom ces farces, qui n'étoient que
salmigondis. Une phrase des Lettres de Malherbe à Peiresc
(p. 24) lui donne raison, en
prouvant qu'en effet pois pilés s'employoit dans le
sens qu'on lui attribue ici : "C'est assez, Monsieur,
écrit Malherbe; il faut finir nos fâcheux
discours, qui sont plutôt pois pilss,
c'est-à-dire une purée, un salmigondis, qu'une
lettre."
5. Notre maître farceur, on le voit,
étoit initié aux raffinements de libertinage
que la main pudique de Mlle Lambercier révéla
à Jean-Jacques Rousseau enfant, et qu'il ne voulut
plus désapprendre. Engoulevent mettoit en pratique ce
que d'autres mirent en traité, notamment Meibomius et
Doppet. Voici le titre de leurs petits livres si
étrangement érotiques : J. H. Meibonzii De flagroram usu in re venerea,
Londini, 1665, in-24 ;
Traité du fouet et de ses
effets sur le physique de l'amour, par D.... s.l., 1788, in-18. Pendant la
Régence, le rôle du fouet s'étoit
déplacé : on ne se faisoit plus fouetter, on
fouettoit. "Fouetter ses maîtresses et les battre
à coups de verges, écrit la mère du
régent, est un raffinement de débauche dont il
y a de nombreux exemples." (Nouvelles lettres de madame la duchesse d'0rléans,
édit. G. Brunet, 1853,
in-18, p. 282.)
6. Nescia,
ignorante, niaise :
Tout ne fut nice, encor que
nice fût
Madame Alix, que le jeu ne lui plût.
(La Fontaine, Le faiseur
doreilles)
7. Galant, muguet,
joyeux drôle, toujours en ses gogues, ou en
goguette. On le prenoit souvent, comme ici, en ironie. V.
Rabelais, liv. V, ch. 13.
8. On se servoit du mot momon, comme ici, pour
désigaer une bande de masques, ou, comme dans
le Bourgeois gentilhomme,
acte V, sc. 1, pour
désigner le mannequin, sorte d'idole carnavalesque,
que les masques trainoient avec eux. On connoît la
fameuse farce attribuée à Sigongne
: Le Balet des Andouilles
portées en guise de momon,
1628, in-8.
9. Les chausses à l'allemande étaient
toutes couvertes de ces crevés, descoupures et
esgratignures dont la mode avait fait si grande fureur au
16e siècle, et que Marie de Romien recommandoit
comme le suprême de l'élégance dans les
accoustrements. V. son Instruction
pour les jeunes dames, 1573.
10. Maroquin.
11. S'enfuir.
Cette expression, selon Cotgrave,
correspondoit à cette autre : fendre l'ergot, et
celle-ci, selon Francisque Michel, semble répondre
à la métaphore populaire je me la casse, je me la brise pour dire je me sauve.
(Etudes
de philologie comparée sur l'argot, p. 147.)
Edouard Fournier, 1857
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