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Paul Dupont , Ecrivains-imprimeurs du XIXe siècle, 1853

Richardson | Gessner | Franklin | Bordazar | Brune | Bonneville | Pougens | Moreau | Baour-Lormian | Balzac | Béranger |

Comme on vient de le voir, tous les imprimeurs qui se sont distingués ont été tout ensemble imprimeurs et hommes de lettres. C'est là une preuve des rapports étroits qui unissent la littérature à l'imprimerie. Mais une preuve plus décisive encore, c'est le grand nombre d'hommes remarquables à différents titres qui, avant d'entrer dans la carrière où ils ont acquis de la célébrité, ont exercé la profession d'imprimeur. Nous nous bornerons a en citer quelques exemples pris parmi ceux que nous offrent le XVIIIe et le XIXe siècle.

Le premier des romanciers, Richardson , était imprimeur.[Sir Richardson, l'auteur de Paméla, de Grandisson, de Clarisse Harlowe, etc., dont le mérite est également apprécié par toutes les nations; écrivain qui, au milieu de ses plus grands succès, conserva toujours une extrême simplicité de moeurs, écoutant les autres et ne parlant presque jamais, chose rare chez les auteurs, n'était encore qu'adolescent quand il fut placé comme apprenti chez un imprimeur de Londres. Ce ne fut qu'au bout de sept ans qu'il parvint au rang de correcteur d'imprimerie. Il aimait à raconter qu'il se crut alors un personnage. L'excessif travail d'esprit auquel il se livra, dans un âge déjà avancé, pour la composition de ses romans attaqua chez lui le système nerveux et abrégea sa vie.]

Gessner l'était aussi, et il grava lui-même les planches de ses ouvrages.

Franklin, pour qui Turgot, son ami, fit ce vers heureux
Eripuit coelo fulmen sceptrumque tyrannis,
joignait à la connaissance de l'imprimerie celle de la fonderie en caractères. Il voulut que son petit-fils, Benjamin, exerçât son ancienne profession. Il le conduisit en France et le confia aux soins de Firmin Didot. Dans sa visite à l'atelier de Didot, il fit manoeuvrer une presse avec une dextérité qui étonna tous les ouvriers. Son petit-fils exerça l'imprimerie à Philadelphie ; mais il survécut de peu de temps à son aïeul, et son imprimerie passa en des mains étrangères.
On cite une lettre de Franklin à un imprimeur de Londres, qui peut donner une idée du patriotisme qui animait cet homme célèbre ; nous reproduisons cette lettre à titre de document historique :
A M. Strahaus , imprimeur du roi, à Londres.
"Vous êtes membre de ce parlement , vous avez fait partie de cette majorité qui a condamné mon pays à la destruction; vous avez commencé à brûler nos villes el à tour leurs habitants. Regardez vos mains, elles sont teintes du sang de quelques-uns de vos parents et de vos amis. Longtemps nous fûmes amis, vous et moi, vous êtes à présent mon ennemi et je suis le vôtre."
Philadelphie le 5 juillet 1775.

Bordazar , grammairien, poète, mathématicien, chronologiste, qui a écrit sur tous les arts et sur toutes les sciences, était le plus savant imprimeur de l'Espagne. Il demeurait à Valence et y mourut en 1744.

Le maréchal Brune , qui mourut assassiné à Avignon le 2août 1815, avait été, dans les premières années de la révolution, directeur d'une petite imprimerie établie à Paris, rue de la Harpe. Il rédigeait et imprimait, en 1789, le Journal général de la Cour et de la Ville, feuille qui fut connue plus tard sous le nom du Petit-Gauthier, 1'un de ses rédacteurs. Elle était écrite dans un esprit satirique contre les énergumènes de la révolution ; elle paraissait toits les jours dans le format in-8°, et avait pour devise : « Tout journaliste doit tribut à la malice. » Brune a aussi écrit et publié un Voyage pittoresque et sentimental, en prose et en vers (1798, in-8°), lequel fut réimprimé en 1802 et 1806 (in-18).

Un autre imprimeur, Nicolas Bonneville , fit paraître vers le même temps plusieurs ouvrages estimés. Il est auteur de l'Esprit des religions, où il lit ressortir habilement les rapports intimes et nécessaires de la législation d'un peuple avec son culte. Il publia, sous le titre de Poésies de Nicolas Bonneville, lui autre ouvrage l'on trouve de l'originalité, de la verve, et quelquefois de la bizarrerie. Accusé par Levasseur et par Marat d'être aristocrate, il fut défendu par Lanthenas, qui rappela à cette occasion plusieurs de ses écrits. Il fit partie de la réunion qui eut lieu pour célébrer l'anniversaire du 10 août, à laquelle assistaient Kosciusko, Desaix, Chabert et plusieurs autres personnages célèbres, et s'y fit remarquer par ses sentiments républicains.

Charles Pougens, élève du cardinal de Bernis, membre de l'Institut national, de l'Institut de Bologne, des Académies de Cortone et de Route, de la société philotechnique, de la société libre des Sciences et des Arts, associé honoraire de l'Athénée de Lyon, membre correspondant de la société d'Émulation et d'Agriculture du département de l'Ain, avant perdu à la révolution toute sa fortune, se vit forcé, sous le consulat, de se livrer au commerce pour subvenir à ses besoins. Il devint libraire, puis imprimeur. On lui doit de nombreuses et belles éditions d'ouvrages de sciences et de littérature. Lorsqu'il se fit libraire, il s'occupait, depuis vingt ans, du Dictionnaire étymologique et raisonné de la langue française. Il fut le fondateur et le rédacteur de la Bibliothèque française, qui paraissait périodiquement. Il paraît s'être exercé dans plusieurs genres avec un égal succès ; car on lui doit aussi un drame touchant, la Religieuse de Nîmes ; des Lettres sur les cataclysmes ou révolutions du globe ; sur le système sexuel des plantes ; sur la minéralogie ; des traductions de l'anglais et de l'allemand, etc.

Hégésippe Moreau , ce poëte de grande espérance, qui mourut si jeune, avait passé dans nue imprimerie de province ses premières années qui furent les plus agréables de sa vie. « Je m'étais arrêté, dit-il, dans une toute petite imprimerie coquette, hospitalière. » Cet établissement appartenait à M. Lebeau, à Provins. En 1828, il vint à Paris et entra dans l'imprimerie de M. Firmin Didot, rue Jacob, justement en face de cet hospice de la Charité où il devait, comme Gilbert, aller bientôt mourir à vingt-neuf ans, de misère et de dégoût de la vie.
Il dédia a soit patron une Épître sur l'imprimerie dans laquelle se trouvent de beaux vers descriptifs :
Au lieu de fatiguer la plume vigilante,
De consumer sans cesse une activité lente
A reproduire en vain ces écrits fugitifs,
Abattus dans leur vol par les ans destructifs,
Pour donner une forme, un essor aux pensées,
Des signes voyageurs sous des mains exercées,
Vont saisir, en courant, leur place dans un mot.
Sur ce métal uni l'encre passe et bientôt,
Sortant multiplié de la presse rapide,
Le discours parle aux sur feuille humides.
L'épître devient surtout remarquable, lorsque le jeune compositeur se plaint d'être forcé d'imprimer pour les autres, alors qu'il serait si désireux de composer pour son propre compte :
Hélas ! pourquoi faut-il qu'aveuglant la jeunesse,
Comme tous les plaisirs, l'étude ait son ivresse ?
Les chefs-d'oeuvre du goût, par mes soins reproduits,
Ont occupé mes jours, ont enchanté mes nuits;
Et souvent, insensé, j'ai répandu des larmes,
Semblable au forgeron qui, préparant des armes,
Avide des exploits qu'il ne partage pas,
Siffle un air belliqueux et rêve des combats !

Baour-Lormian , de l'Académie française, l'élégant traducteur du Livre de Job, était fils d'un imprimeur de Toulouse. On connaît sa querelle avec Lebrun, et les épigrammes qu'ils ont amusèrent beaucoup le public. On a retenu les deux suivantes :
Lebrun de gloire se nourrit ;
Aussi, voyez volume il maigrit.
quoi l'autre répondit :
Sottise entretient l'embonpoint ;
Aussi, Baour ne maigrit point.

Balzac , l'un de nos plus féconds et plus spirituels romanciers, avait aussi exercé dans sa jeunesse la profession d'imprimeur.

Béranger , notre immortel chansonnier, l'une des gloires les plus pures de la France, a également débuté par être imprimeur. Mais ce fut un ouvrier peu consommé, si l'on en juge par sa lettre spirituelle, en réponse aux renseignements qui lui avaient été demandés à ce sujet :
« Monsieur,
« Si j'ai tardé à vous remercier du beau volume dont vous m'avez fait présent [Notice sur l'imprimerie par Paul Dupont. Paris, 1849], c'est qu'après en avoir admiré l'exécution typographique, j'ai voulu le lire avec l'attention que j'apporte à tout ce qui concerne votre noble profession.
« Ce livre résume quantité de faits et de détails intéressants, Monsieur, et ce précis rapide des progrès et de la position actuelle de l'imprimerie fait désirer vivement l'ouvrage plus complet que votre lettre m'annonce. La matière est belle, et, malgré tout ce qui a déjà été, écrit sur ce sujet, je suis sûr que vous en tirerez une oeuvre digne d'un grand succès, et qui répondra au nom que vous vous êtes fait dans la typographie.
« Mais, Monsieur, je ne vois pas à quel titre mon nom figurerait dans un pareil ouvrage, à moins que ce ne soit pour mentionner quelques éditions de mes chansons.
« Quant aux détails que vous avez la bonté de me demander, Monsieur, ils se réduisent à zéro.
« Pauvre petit apprenti, resté deux ans à peine dans une imprimerie de province, ainsi que je l'ai dit dans quelques notes, j'ai tenu les balles, tiré même le barreau, lessivé les caractères, distribué et composé, avec accompagnement, pour prix de mes fautes, de coups de pied et de chiquenaudes ; ce qui ne m'a pas empêché de conserver un grand goût pour cette profession, que j'ai regretté d'avoir quittée avant seize ans.
« Bien des années après, d'anciens camarades m'ont dit souvent que si j'avais persévéré, je serais devenu un très-habile compositeur. Mais, Monsieur, j'ai aussi appris à jouer de la flûte pendant trois mois ; et, longtemps après, mon maître m'assurait que je promettais de devenir un Tulou. Or, dans mes trois mois de leçons, je n'avais jamais pu trouver l'embouchure. Chez nous, réussissez à quelque chose, on vous croira propre à tout. N'a-t-on pas voulu me faire législateur ?
« Croyez-moi, Monsieur, toute ma gloire, comme typographe, se réduit à la confection de bonnets de papier. Je puis m'en vanter : j'en ai fait de magnifiques.
« Je ne pense pas que vous en parliez dans l'ouvrage dont je vais attendre la publication avec impatience. Hâtez-vous de le donner au public, je vous en prie, si vous voulez que je le lise.
« Avec mes remercîments pour le présent que vous avez bien voulu me faire, agréez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.
« Votre dévoué serviteur,

« Signé BÉRANGER. »

 


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