Le catalogue ne comprend
que les livres rares et précieux de l'importante collection
d'éditions originales des auteurs français des xviie et
xviiie siècles, composant la Bibliothèque de M. Rochebilière,
conservateur adjoint à la Bibliothèque Sainte-Geneviève,
décédé le 29 juin dernier.
Antoine Rochebilière, né à Paris le 11 avril 1811,
après avoir terminé ses études classiques avec
un chanoine de Notre-Dame, entra dans l'atelier de François Girard,
pour apprendre la gravure en taille-douce ; il y resta peu de temps,
l'amour de la lecture et le démon de la bibliomanie avaient déjà
versé dans son esprit la rage ruineuse dont parle Boileau. Celui
qui, pendant son enfance, préférait la lecture aux jeux
de ses camarades, étant devenu jeune homme, consacra à
l'achat de livres tout l'argent dont il pouvait disposer; aussi entra-t-il
avec chagrin dans l'atelier de Jean Husson, graveur en timbres et cachets,
ami de ses parents. Les familles Rochebilière et Husson étant
liées avec le père de Victor Cousin, qui était
joaillier au Marché-Neuf, le jeune graveur assistait souvent
aux cours du savant professeur de la Sorbonne, dont l'éloquence
excitait un si vif enthousiasme parmi la jeunesse des écoles.
Ces fréquentes relations avec Victor Cousin développèrent
chez M. Rochebilière une véritable passion pour la littérature
du siècle de Louis XIV.
Son mariage avec Mlle Husson, artiste de talent, soeur du statuaire
distingué qui était grand prix de Rome, ne changea rien
aux habitudes de M. Rochebilière. Il continua ses travaux de
gravure, mais ce fut avec peu d'ardeur ; ses aspirations l'entraînaient
d'un autre côté : il avait beau faire, l'art ne lui offrait
rien d'attrayant; une Vocation irrésistible le poussait sans
cesse vers les boîtes de bouquinistes et les ventes importantes
de livres à la salle Silvestre.
Cette indépendance relative ne suffisait pas à M. Rochebilière
: il se trouvait dévoyé ; la carrière artistique
ne convenait ni à ses goûts ni à ses aptitudes.
Il ne songeait qu'à dire un éternel adieu à son
burin, à quitter pour toujours la gravure et à se consacrer
exclusivement à ses chers bouquins.
Posséder une édition originale de Rotrou, de Corneille,
de Racine, etc., etc., découvrir un exemplaire du Molière
de 1682, sans aucun carton, ni retranchement, avec la scène du
Pauvre dans son intégrité primitive ; rencontrer l'édition
hollandaise de 1664 des Maximes de La Rochefoucauld, à
laquelle le savant auteur des Elzevier, M. Willems, a consacré
une notice spéciale en 1879 ; collationner avec un soin particulier
une nouvelle acquisition, l'éplucher page par page, ligne par
ligne, même mot par mot, y remarquer des cartons non signalés
par les bibliographes (1), était pour ce type
curieux de bibliophile la plus grande jouissance à laquelle il
pût aspirer et la plus parfaite des béatitudes.
Les voeux de ce fanatique amateur ne se réalisèrent qu'en
1850, quand il devint employé au Catalogue du département
des imprimés de la Bibliothèque Nationale, qu'il quitta,
en 1856, pour passer à la Bibliothèque Sainte-Geneviève,
où il ne tarda pas à être nommé bibliothécaire,
puis conservateur-adjoint. Ses rêves étaient accomplis
; il avait enfin des occupations appropriées à ses goûts;
rien ne le détournerait plus de ses études favorites.
Il put alors consacrer tout son temps à des recherches bibliographiques
et historiques, et rédiger ces innombrables notes qui offrent
tant de documents précieux et inédits pour l'histoire
bibliographique d'une partie si notable de notre littérature.
Quel malheur que ses parents, voyant son apathie pour les arts, ne l'aient
pas, à la fin de ses études, placé chez un libraire
instruit et bibliophile, ou ne l'aient pas fait entrer dans une de nos
Bibliothèques publiques? Il y aurait trouvé de rares facilités
pour satisfaire ses instincts bibliographiques ; nous aurions un nom
de plus à ajouter à la liste des Van Praet, des Barbier,
des Brunet, des Quérard, des Didot, des Bourquelot, des Lorenz,
etc. M. Rochebilière eût été mieux que tout
autre a même d'élever un véritable monument bibliographique
en l'honneur du xviie siècle français,. s'il avait su
trouver le temps de terminer son catalogue commencé depuis plusieurs
années sur les invitations pressantes d'amis dévoués.
Comme la plupart de ses confrères en bibliophilie, M. Rochebilière
n'aimait pas à prêter ses livres; cependant quand on s'adressait
à lui pour une publication sérieuse, il montrait une rare
complaisance, dont l'auteur de cette notice a profité plusieurs
fois. S'agissait-il de renseignements bibliographiques et historiques
sur le xviie siècle, on trouvait auprès de lui un accueil
des plus bienveillants ; il n'épargnait ni son temps ni sa peine,
et il se mettait tout entier à la disposition de ses amis. Parmi
les nombreuses personnes qu'il a aidées dans leurs travaux, on
peut citer Victor Cousin pour ses études sur le grand siècle,
Walckenaer pour ses diverses publications, Monmerqué pour son
Sévigné, Taschereau pour ses biographies de Corneille
et de Molière, surtout Sainte-Beuve, qui, lorsqu'il s'occupait
de ses Lundis, avait, presque chaque jour, recours à ses
connaissances spéciales, pour éclaircir quelque point
douteux.
M. Rochebilière avait commencé tout jeune à bouquiner
sur les quais, comme nous l'avons déjà dit ; il était
à peine âgé de quinze ans quand il acheta son premier
volume. C'était alors l'époque des trouvailles et des
bonnes fortunes bibliographiques : on ne songeait guère à
former des collections d'éditions originales de nos grands auteurs,
et ce n'était pas encore l'usage de publier des réimpressions
fidèles et exactes de nos écrivains classiques, en relevant
les variantes introduites dans les différentes éditions,
comme on l'a fait depuis dans les Grands Écrivains de
Hachette et dans les Bibliothèques littéraires sorties
des maisons Lemerre, Garnier, Jouaust, etc.
Doué d'un tact et d'une patience à toute épreuve,
notre infatigable collectionneur est parvenu à former une bibliothèque
unique en son genre : on ne trouverait nulle part ailleurs une suite
plus nombreuse des ouvrages de plusieurs écrivains français
(2). On se croirait transporté en plein xviie
siècle, quand on voit tous ces volumes de Rotrou, Corneille,
La Fontaine, Pascal, Molière, Racine, etc., dans leur état
primitif et naturel, dans leur première reliure, purs de toute
fraude et de toute sophistication. L'aspect du cabinet où ce
bibliophile convaincu entassait ses trésors bibliographiques,
produisait une certaine impression sur ceux qui ont pu y pénétrer
après sa mort. C'était à se croire en pleine Galerie
du Palais, au milieu des boutiques des Barbin, des Billaine, des Courbé,
des de Luyne, etc.
M. Rochebilière avait une singulière façon de bouquiner
: rencontrait-il de nouveaux exemplaires d'ouvrages dont il possédait
déjà plusieurs doubles apparents, il n'hésitait
pas à les prendre afin de les soumettre à la vérification
minutieuse qui lui a fait découvrir tant de tirages avec cartons
et changements que l'on avait toujours négligés jusqu'alors
et laissés de côté comme des doubles sans valeur
(3). L'expérience lui avait appris qu'en fait
de vérification de doubles, il faut agir avec beaucoup de soin
et de circonspection et qu'on ne doit jamais se fier à l'apparence.
Aussi ses collations des plus scrupuleuses eurent-elles parfois des
résultats inespérés qui récompensaient son
opiniâtre persévérance. Il fut un des premiers à
s'apercevoir que les auteurs avaient souvent dû modifier leur
rédaction primitive et y introduire des changements importants
et caractéristiques, au moyen de cartons, même pendant
la mise en vente, comme le démontrent les coups de canif
donnés, dans quelques exemplaires devenus rarissimes, par les
censeurs du temps, ou par des protecteurs ou des amis, pour indiquer
les cartons nécessaires.
Dans ce catalogue descriptif et raisonné, M. Claudin a décrit
avec une grande exactitude ces curieuses particularités qui éclairent
d'un jour nouveau la science bibliographique. "Désormais, dit-il
avec raison dans la première annonce qu'il a fait de cette vente
curieuse, il ne suffira plus d'une date pour acquérir une édition
originale, il faudra l'examiner avec soin et vérifier dans quel
degré l'auteur a corrigé son texte en y introduisant plus
ou moins de changements. On comprend quelle variation de prix s'en suivra
si l'on a des exemplaires de première émission ayant
échappé à la censure volontaire de l'auteur...
Nous ne craignons pas de dire que cette vente fera sensation parmi les
bibliophiles.
Mai 1882.
ALPH. PAULY,
de la Bibliothèque Nationale.
(1) Personne, avant M. Rochebilière, n'avait
vu qu'une impression des Caractères de La
Bruyère portait, dans le chapitre des grands, le mot
ignominie au lieu d'ignorance,
qui se trouve dans toutes les
autres éditions. On pourrait en dire autant des
cartons des Oeuvres posthumes
de La Fontaine.
(2)
Pour ne parler que
de La Rochefoucauld et de La
Bruyère, il laisse une série complète
des éditions originales avec les cartons et les
changements.
(3)
C'est ainsi qu'il a pu indiquer
neuf états différents de la première
édition française des Maximes de La
Rochefoucauld, portant tous la date de 1665.
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