Introduction
HABENT sua fata libelli ! La bibliothèque
de Jules Janin va donc être vendue à l'encan et dispersée
comme tant d'autres, cette bibliothèque qui, selon la pensée
de son créateur, devait se conserver intacte dans un dépôt
de l'État, et que la veuve de l'illustre mort, la première
intéressée à faire exécuter la volonté
du défunt, n'a pas eu le temps ou la force de défendre
contre le fatal et inexorable marteau du commissaire-priseur !
Il est dans la destinée des bibliothèques de disparaître
tôt ou tard avec leurs possesseurs. Ainsi que les morts, dans
la ballade de Goethe, les bibliothèques vont vite. Et la bibliothèque
de Jules Janin aura vécu plus qu'elles ne vivent d'ordinaire,
car notre pauvre ami a commencé de former la sienne en 1835 ou
1836, et ce n'est qu'au bout de quarante ans que cette bibliothèque
va tomber dans la fosse commune des ventes publiques. Je puis dire,
de la bibliothèque condamnée à périr, que
je l'ai vue naître, que j'ai pris intérêt à
son développement assez lent et irrégulier, que j'ai applaudi
ensuite à ses progrès, et que j'ai été le
confident des intentions, des espérances de son auteur.
C'est donc à moi qu'il appartiendrait, mieux qu'à personne,
de prononcer l'oraison funèbre de cette bibliothèque,
qui, de même que celles de Soleinne et de Motteley, ces admirables
collections quon voulait faire éternelles, ne sera bientôt
plus qu'un souvenir. Il en restera du moins un bon Catalogue descriptif,
rédigé et classé de main de maître, catalogue
digne de faire le cénotaphe de la malheureuse bibliothèque
de Jules Janin.
Je ne me suis pas senti le courage de rentrer dans le chalet de Passy,
où repose encore, pour quelques jours seulement, cette charmante
collection de livres, que Jules Janin avait réunie avec tant
de soins, ex donis omnium (depuis la reine Amélie et monseigneur
le duc d'Aumale jusqu'à mesdames Eugénie Doche et Suzanne
Lagier, depuis Guilbert de Pixérécourt et Léopold
Double jusqu'à moi, non de minimis curat prætor), et qu'il
couvait des yeux avec tant d'amour, en se disant, dans son for intérieur,
que, de tous ses ouvrages, ce serait le plus durable. J'aurais éprouvé
sans doute un doux et triste plaisir à feuilleter une dernière
fois ces beaux livres, que Janin ne touchait pas sans émotion
et sans respect ; je me serais pénétré certainement,
dans cette visite d'adieu à ses livres favoris, de la douleur
qu'il a ressentie lui-même au moment de s'en séparer pour
toujours, et peut-être aussi des amers pressentiments qui lui
auront rendu cette séparation plus pénible. Janin ne pouvait
croire cependant que son vu suprême ne serait pas réalisé
et que sa bibliothèque ne lui survivrait pas plus de deux années.
Mais, en mourant le premier, devait-il supposer que cette fidèle
et chère compagne de son existence littéraire ne vivrait
pas davantage
Il m'a semblé que la bibliothèque de Jules Janin, à
l'époque où elle avait si bonne envie de grandir encore
et de durer toujours, était assez bien représentée
dans une notice improvisée, pour ainsi dire, au milieu des livres
de cette bibliothèque et presque sous les yeux du collecteur,
qui se réjouissait du bel accueil que je faisais à sa
librairie. Il y a de cela cinq années, et je me rappelle encore
avec tristesse la joie, la reconnaissance qu'il me témoignait
en cette occasion, lorsqu'il lut l'éloge de ses livres, écrit
par un de ses plus vieux amis : "Qui aime J. J. aime sa bibliothèque,
me disait-il gaîment, car J. J. aime sa bibliothèque comme
une compagne des bons et des mauvais jours. C'est là, ajoutait-il
en me montrant ses armoires bien garnies, c'est la le but, le couronnement
de ma vie littéraire : vitam impendere vero." Et madame Jules
Janin étant entrée en ce moment : " Voilà ce qu'il
y a de mieux dans ma bibliothèque, s'écria-t-il, c'est
mon bibliothécaire. Joseph Quesnel fut le dernier bibliothécaire
des de Thou ; Baluze, le bibliothécaire de Colbert ; l'abbé
Rive, le bibliothécaire du due de La Vallière. Eh bien
! ma femme remplira sa mission plus fidèlement encore que ces
fameux bibliothécaires d'autrefois : elle gardera mes livres
quand je ne serai plus là pour les voir et pour en jouir ; elle
les gardera, je l'espère, longtemps après moi, et ne les
quittera pas sans les avoir mis en condition chez un honnête et
digne dépositaire, qui les placera dans quelque monument public,
sous les auspices d'un dieu bienfaisant, et qui inscrira sur le frontispice
de mon musée
"Ici est l'âme de Jules Janin."
Je me souviendrai sans cesse de ce voeu testamentaire, et je le consacre
aujourd'hui par la réimpression textuelle de la notice qui a
eu son approbation, et qui était, en 1872, la description abrégée
de cette bibliothèque dans laquelle Jules Janin voulait laisser
son âme, comme avait fait le licencié Pierre Garcias, en
écrivant sur la pierre qui cachait un trésor : Aqui esta
encerrada le alma del licenciado Petro Garcias. Depuis 1872, la bibliothèque
de Jules Janin a reçu bien peu de nouveaux livres ; elle en a
même perdu quelques-uns qui n'étaient pas les moins précieux,
car leur illustre possesseur, souffrant sans cesse de la maladie qui
devait nous l'enlever, s'occupait moins de sa chère bibliothèque
; il négligeait même de faire relier les volumes de dédicace
qui arrivaient encore dans ses mains paralysées par la goutte,
et auxquels il tenait le plus. Il était pauvre alors ; sa plume,
qui l'avait fait riche pendant sa laborieuse vie littéraire,
cessait de répandre ces perles et ces pierreries qui suffisaient
à lui assurer l'aurea mediocritas du poëte : par une amère
dérision de la fortune, il ne devint millionnaire que la veille
de sa mort.
Madame Jules Janin, aussitôt qu'elle eut le malheur de le perdre,
songea sérieusement à remplir ses intentions formelles,
à publier une édition de ses oeuvres, à sauver
sa bibliothèque en la léguant à un corps savant
ou à un établissement public. On fit grand bruit de ces
pieuses et libérales résolutions, mais il était
écrit dans le grand livre des destinées humaines que ces
résolutions si vivantes, si éclatantes, si persistantes,
seraient bientôt lettre morte. La veuve de Jules Janin est allée
rejoindre son regretté mari dans le tombeau où elle l'avait
exilé, en quelque sorte, au cimetière d'Évreux,
loin de notre Paris, qui était sa vraie, sa seule patrie, et
la bibliothèque de Jules Janin va être vendue aux enchères,
et les oeuvres complètes de Jules Janin ne seront peut-être
jamais recueillies et publiées!
Certes, madame Jules Janin avait à coeur de se faire l'exécutrice
testamentaire des volontés de son mari, en assurant le sort de
cette bibliothèque qu'il aimait tant, en rassemblant les matériaux
de l'édition des oeuvres complètes,, qu'il regardait avec
raison comme la récompense de cinquante ans de travaux et de
succès littéraires. Janin ne s'était pas fait faute
de parler à ses, amis et de cette édition de ses oeuvres
complètes, et de la conservation intégrale de sa bibliothèque,
aere perennius, comme il disait avec Horace. Moi-même, je lui
écrivais, encore bien peu de temps avant sa mort: "Quand vous
ferez vos oeuvres complètes, ainsi que nous en avons causé
ensemble, rappelez-vous que je possède dans ma bibliothèque
tout ce que vous avez sème à pleines mains dans les journaux
et dans les recueils collectifs : disjecti membra poetae." Je
lui avais dit cordialement, lorsque je dévoilais les mystères
de sa bien-aimée bibliothèque urbi et orbi: "C'est
moi qui réclame l'honneur d'en faire le catalogue.»
Madame Janin savait tout cela, et si tout cela s'est envolé en
fumée, accusons-la seulement d'être morte trop tôt,
sans avoir prévu qu'elle mourrait si vite.
Elle avait pourtant auprès d'elle deux confidents, deux témoins
sincères des idées, des désirs, des projets de
l'écrivain et du bibliophile, MM. Piedagnel et A. de la Fizelière,
l'un secrétaire dévoué et désintéressé
de Jules Janin, l'autre son admirateur assidu et son intime conseiller.
Ces deux lettrés eussent été dignes et capables
de préparer, sous la, direction de madame Janin, cette édition
des oeuvres complètes, à laquelle nous aurions tous contribué
de nos efforts et de nos sympathies. M. Alexandre Piedagnel a été
oublié le premier ; M. A. de la Fizelière n'a pas obtenu
sans difficulté la délicate mission de publier une élégante
édition des oeuvres choisies... Dieu fasse que la merveilleuse
exécution typographique de cette édition, qui sort des
presses amies de M. D. Jouaust, et les jolies eaux-fortes dont elle
est ornée, n'empêchent pas plus tard un éditeur
d'entreprendre l'édition des oeuvres complètes, en 20
ou 25 volumes in-8° !
Mais la bibliothèque, hélas! la bibliothèque dont
je déplore d'avance la perte inévitable, qu'a-t-on fait
pour la conserver aux lettrés, aux bibliophiles de l'avenir?
Madame Jules Janin avait pensé d'abord à la placer sous
la sauvegarde de la Bibliothèque de l'Institut, en la donnant
à l'Académie française. L'idée n'était
pas plus heureuse que pratique. La condition du don aurait été
l'inféodation de la bibliothèque dans un local réservé,
dans une sorte de temple qui n'aurait pas eu d'autres dieux que Janin
et ses livres. L'Académie française ne se montra pas très-disposée
à accepter un legs fondé sur de pareilles exigences, Car,
le legs accepté avec ces conditions onéreuses, on aurait
pu voir chaque académicien réclamer à son tour,
par testament, un culte analogue pour sa mémoire et pour sa bibliothèque.
Madame Janin ne recueillit, de son offre généreuse, que
des témoignages de gratitude honorables, absolument passifs et
inertes, verba et voces, praetereaque nihil.
Force lui fut de chercher fortune ailleurs pour la bibliothèque
de Jules Janin. La ville natale du prince des critiques, la ville de
Saint-Étienne, crut avoir des droits à solliciter la succession
bibliographique de son glorieux concitoyen. Mais cette bibliothèque
toute littéraire, toute pleine des reliques de la jeune école
romantique, ne convenait guère au public indigène qu'on
voulait lui imposer dans une ville toute industrielle, toute marchande.
La fumée des hauts fourneaux eût d'ailleurs noirci bientôt
les dorures de ces beaux livres, reliés par Trautz-Bauzonnet,
Duru, Capé et Thouvenin. Cette bibliothèque ne contenait
qu'un petit nombre d'oeuvres académiques, et l'Académie
française l'avait refusée ; elle ne renfermait pas dix
volumes de sciences minéralogiques, chimiques et physiques :
la ville de Saint-Étienne n'avait donc rien à y voir,
et madame Janin dut renoncer à confier aux compatriotes de son
cher mari les livres qui avaient fait les délices du maître,
delicias domini.
Où donc déposer, pour l'immortalité du nom,
cette bibliothèque que l'Académie française n'avait
pas acceptée et que la ville de Saint-Étienne n'avait
pu obtenir? Madame Janin vint à se souvenir de moi et de la Bibliothèque
de lArsenal ; elle n'eut pas besoin d'y être amenée
et encouragée, elle avait sous les yeux mes lettres à
Janin, et dans la mémoire un écho de nos entretiens relatifs
à ses chers livres.-elle pensa aussi que la Bibliothèque
de lArsenal ne serait pas un asile à dédaigner pour
la gloire de Jules Janin, qui avait fait, pour ainsi dire, sa veillée
des armes dans le salon de Charles Nodier, quand il fut armé
chevalier de lettres par ce grand maître des élégances
de la langue française, par ce grand juge de la littérature
contemporaine, arbiter deliciarum, comme était surnommé
Pétrone.
Elle m'écrivit à ce sujet, elle eut avec moi plusieurs
conférences : tout fut débattu, tout fut décidé.
Il fallait à la bibliothèque de Janin un local spécial,
approprié à cette destination, et pouvant réunir
aux livres et aux autographes les tableaux, statues, médailles,
etc., exclusivement relatifs à l'élève, à
l'ami de Charles Nodier. On trouva le local, on fit le plan des aménagements
nouveaux que commandait l'installation de la Bibliothèque
Janinienne. L'architecte était averti, le ministère
de l'instruction publique promettait de faire grandement les choses
; la donation de la bibliothèque de Janin à la Bibliothèque
de l'Arsenal allait être un fait accompli ..... Tout à
coup, madame Janin, dès longtemps menacée d'une fin rapide
et douloureuse, tomba malade, au retour d'un voyage à Évreux,
où elle avait pris les dispositions testamentaires que l'état
de sa santé rendait urgentes. Elle m'avait donné rendez-vous
pour me communiquer ces dispositions, mais elle était déjà
trop souffrante pour me recevoir. "Tout est en règle, me dit
son vieil ami M. Moore (qui est mort si peu de jours après elle)
; madame Janin a fait et complété son testament à
Évreux ; elle lègue les livres de son mari, avec une rente
perpétuelle, à la Bibliothèque de l'Arsenal, et
elle vous charge nominalement d'exécuter ses volontés
à cet égard."
Trois mois plus tard, madame Janin succombait à. la terrible
maladie, qui n'avait pas atteint son intelligence avant de ruiner son
corps, mais qui ne lui permit pas même de voir venir la mort et
de s'y préparer. Son testament d'Évreux n'existait plus
ou n'avait jamais existé, et son immense fortune revenait de
droit à ses héritiers naturels, sans que l'édition
des oeuvres complètes de Jules Janin fût promise et assurée
pour l'avenir, sans que la bibliothèque eût été
mise à l'abri d'une dispersion irréparable. Sic voluere
fata... Je crois entendre la voix de Jules Janin citant Virgile, après
avoir cité Horace. Avant un mois, il ne restera plus de cette
charmante et aimable bibliothèque qu'un bon et correct Catalogue,
dû aux soins pieux du savant libraire et bibliophile M. Potier,
et l'on se dira tristement que cette bibliothèque, qui n'ajoutera
pas plus de 70,000 francs à la riche succession de la famille
Huet, aurait été, dans un demi-siècle, le plus
curieux monument de la littérature d'une époque où
Jules Janin fut l'arbitre du goût, l'oracle de la critique, et
le véritable représentant de l'esprit français.
P.
L. JACOB, bibliophile.
1er février 1877.
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