Limites des manuscrits
Ainsi, le
manuscrit s'était fait de plus en plus riche et somptueux, à
mesure qu'on s'était approché de l'époque qui devait
le ranger au nombre des choses de luxe, en lui substituant tout d'un coup,
pour les besoins chaque jour plus impérieux de l'intelligence,
pour les usages de la civilisation grandissante et chaque jour plus avide
d'idées et de lumières, ce moyen de propagation intellectuelle
si commode, si facilement multiple, si accessible à tous ; enfin,
le Livre imprimé, qu'un art nouveau venait d'enfanter.
De tout temps, le prix si
élevé des manuscrits, qui, vu surtout la misère des
temps, rendait la lecture, et par conséquent l'instruction, impossible
pour le plus grand nombre, avait fait chercher des procédés
diminuant l'importance et les lenteurs de la main d'oeuvre dans les
transcriptions, et, par suite, la valeur du livre. On avait tenté
des essais de copie et de formats populaires. De petits livres d'éducation,
dont nous avons dit un mot déjà, et qui étaient écrits
en sigles ou en
caractères tironiens, avaient paru et avaient rendu la science
plus indéchiffrable pour les yeux, mais aussi plus à la
portée de la bourse des pauvres écoliers. Ce n'était
pas assez ; les transcriptions étaient encore trop lentes, trop
peu nombreuses, et la science, faute d'expression, la pensée, faute
d'intermédiaires pour sa propagande, restaient toujours stationnaires
et inertes.
Enfin, après mille
recherches, mille tâtonnements, on se mit sur la voie du moyen tant
cherché, tant demandé. Et ce qui est étrange, mais
toutefois bien d'accord avec les habitudes toujours si anormales et si
hasardeuses de l'invention humaine, c'est que là où avaient
échoué constamment tous les efforts, toutes les aspirations
de l'intelligence travaillant et cherchant pour elle même,
des artisans, aux occupations futiles, des fabricants de cartes à
jouer, devaient réussir les premiers. C'est par eux, en effet,
et pour les besoins exclusifs de leur industrie, que la gravure sur bois
fut inventée. Or, c'est cette gravure pratiquée à
leur manière, qui fut, comme on va le voir, le premier point de
départ de l'imprimerie tabellaire ou xylographique, laquelle est
elle même le premier rudiment de la typographie ou impression
en caractères mobiles.
Cartes et xylographie
D'abord,
on avait dessiné et colorié grossièrement à
la main ces grandes cartes tarotées,
hautes de six ou sept pouces, que maniaient les joueurs du moyen âge,
bien avant la folie de Charles VI, bien avant Jacquemin Gringonneur, leur
prétendu inventeur. Ensuite, la vogue de ce jeu croissant, on avait
recouru, pour accélérer la fabrication des cartes, à
ces patrons découpés qu'il suffisait de poncer sur le carton
avec des encres de diverses couleurs, pour dessiner et enluminer une carte
d'un seul coup. Procédé ingénieux, en usage dans
d'autres métiers, puisqu'on peut affirmer, selon Jansen, que pour
les initiales si chargées d'ornements dans les manuscrits, quelques
copistes n'employèrent pas d'autre moyen, à partir du sixième
siècle, et que plus d'un livre de plain-chant du treizième
au quatorzième siècle paraît encore n'avoir pas été
exécuté autrement ; mais procédé surtout fort
ancien, si, comme c'est probable, les Égyptiens recouraient à
de pareils patrons pour les dessins si uniformément réguliers
de leurs caisses à momies, et s'il faut croire enfin, avec de Caylus,
que, sur les vases dits vases étrusques, les premiers linéaments
du dessin n'étaient pas appliqués d'une autre manière
: « Quand la couverte noire ou rouge était sèche,
dit le savant antiquaire, le peintre, ou plutôt le dessinateur,
devait nécessairement poncer ou calquer son dessin ; et selon l'usage
de ce temps là, il n'a pu se servir, pour y parvenir, que
de lames de cuivre très minces, susceptibles de tous les contours
et découpées, comme l'on fait aujourd'hui de ces mêmes
lames pour imprimer les lettres et les ornements. Il prenait ensuite un
outil fort tranchant, avec lequel il était le maître de faire,
ce qu'on appelle de réserve, les traits les plus déliés
; car il emportait et ôtait la couverte noire sur ce qui devait
être clair. » Ce ponçage en découpures, dont
le secret avait été renouvelé des Égyptiens
et des Étrusques par nos enlumineurs d'initiales et nos cartiers,
ne fut bientôt plus assez expéditif lui même pour
la multiplication des cartes à jouer. C'est alors que, par un souvenir
de l'empreinte des cachets antiques, et surtout de ces sceaux du moyen
âge qui, trempés dans l'encre, comme celui de Guillaume le
Bâtard, scellaient et signaient une charte sur laquelle on les appliquait,
on eut l'idée de tailler l'image des cartes dans d'épaisses
planches de bois, qui, enduites d'une encre grasse, découvertes
tout d'abord, puis appliquées fortement sur le carton, reproduisaient
cette image à l'infini. La gravure en bloc, ou xylographie,
qui de la fabrication des cartes s'étendit bientôt à
celle des images de saints et des pieuses légendes, étant
ainsi trouvée et ayant tout d'abord constitué, tant son
succès avait été rapide et immense, les deux riches
confréries des tailleurs de bois et des peintres de lettres
ou ymagiers, l'invention de l'Imprimerie était proche : il
semble même qu'on la voit déjà poindre sous le procédé
xylographique, son précurseur nécessaire.
Cela d'ailleurs,
comme l'a écrit un spirituel érudit, cela se passait au
moment où fermentait la plus ardente exaltation dont eût
été possédée l'intelligence humaine depuis
bien des siècles, époque avide et curieuse où le
roi cherchait des livres, où le pauvre voulait déchiffrer
une inscription, où l'on retenait un copiste six mois à
l'avance, où Alphonse de Naples faisait la paix avec Médicis,
qui lui avait prêté un manuscrit ! Puisque l'on gravait déjà
des légendes de saints sur des blocs de bois, pourquoi ne pas y
graver des mots, des phrases, des paragraphes, pourquoi ne pas se servir
du même moyen pour tirer un grand nombre de copies ? Voilà
ce que l'on se demanda, selon le même écrivain. La publication
des premiers livres d'images fut la réponse.
Livres d'images
Dans
ces livres, véritable transition entre l'art de la gravure et celui
de l'Imprimerie, simple acheminement vers la typographie, c'est toujours
l'image qui l'emporte et prend tout l'espace ; le texte ne se dégage
encore qu'à grand'peine du dessin, et n'en est même le plus
souvent que le pâle corollaire et la brève explication. Voyez
l'Historia seu providentia virginis Mariae ex Cantico Canticorum, qui,
avec ses seize planches, figures et textes, est un des plus curieux spécimens
de ces sortes de livres, ou plutôt de grossiers recueils d'images
avec légendes: sur chaque planche offrant deux sujets, les textes,
toujours très courts, se lisent sur des rouleaux qui couronnent
les personnages, qui se déroulent de leurs bouches ou qu'ils portent
dans leurs mains. De même pour la Biblia pauperum, sive figurae
veteris et novi Testamenti, contenant quarante planches de figures
et de texte, et dont on fit cinq éditions latines, avec cinquante
planches pour la cinquième, le texte est encore tout entier subordonné
aux figures, lesquelles, selon le Lessings Beytraege, laisseraient
deviner sous leur dessin barbare une reproduction assez exacte des verreries
du couvent d'Hirschau. Ces livres d'images, d'ailleurs, portent bien tous
l'empreinte du caractère religieux, tant dans leurs figures, empruntées
quelquefois, comme on vient de le voir, à celles des vitraux, que
dans la forme (les lettres composant leur texte. L'Ars memorandi notabilis
per figuras evangelistarum, etc., où l'on compte trente planches,
moitié pour le texte, moitié pour les figures, reproduit,
dans ses lettres hantes d'une ligne et demie, épaisses, anguleuses,
tranchantes, la formé de ces lettres tumulaires qu'on trouve sur
les monuments des vieilles églises. Par là on voit bien
quelle action avait l'influence monastique sur la fabrication de ces livres,
et comment c'était peut être seulement dans les cloîtres
que se façonnaient ces planches xylographiques qui devaient si
bien aider à la popularisation des psaumes et des légendes.
Mais, afin que, de tout ce qui concerne ces premiers livres imprimés,
rien ne reste omis ou inexpliqué, nous allons reproduire ce que
dit Lambinet, dans son Origine de l'Imprimerie, sur leur aspect
et la manière dont ils étaient exécutés.
« Ces sortes
de livres sans date, écrit il, sans indication d'auteur et
de lieu, que l'on fait voir dans les différentes bibliothèques
de l'Europe, ont tous été gravés sur planches de
bois fixes, avec le texte à côté, au milieu ou au dessous
des images, ou quelquefois sortant de la bouche des figures, pour les
expliquer. Ils ont été imprimés d'un seul côté
du papier, avec une encre grise en détrempe. Ces ouvrages, que
l'on regarde comme les premiers essais de l'Imprimerie, ont été
fabriqués, les uns avant la découverte de cet art, les autres
dans ses premiers commencements. Ils se ressemblent presque tous. Les
figures qui y sont représentées sont grossièrement
faites au simple trait, dans le goût gothique, de même que
l'explication latine en prose rimée qui accompagne chaque figure
gravée dans les petits carrés des planches. Les feuillets
des planches, n'étant imprimés que d'un seul côté,
sont ordinairement collés dos à dos les uns aux autres.
Les lettres de l'alphabet, en gros caractères gothiques, qui se
trouvent au milieu des planches indiquent l'ordre de leur arrangement.
Pour graver une planche de bois, il fallait : 1° dessiner le sujet
à la plume ou le calquer sur le bois ; 2° marquer tous les
traits qui forment le dessin et les conserver en relief ; 3° enlever
délicatement avec des outils ce qui devait demeurer en blanc et
être creusé, parce que le relief seul forme dans l'impression
les traits sur le papier. C'est l'Imprimerie chinoise. Dans l'Impression
des images et des cartes, on chargeait de noir la planche de bois ou le
moule, on appliquait une feuille de papier moite, afin qu'elle s'attachât
plus facilement au moule. On passait ensuite plusieurs fois sur le papier
un frotton de crin ou de bande d'étoffe, et l'on frottait le papier
sur le moule ; alors l'empreinte de l'image paraissait sur le papier.
L'on découvre cette opération par le revers de la feuille,
qui est lisse et quelquefois maculée dans les anciennes estampes
sur bois et dans les anciens livres d'images imprimés d'un seul
côte. »
Plus
tard, dans quelques livres d'images, comme le Speculum humanae salvationis,
ou Speculum salutis (petit in folio), qui eut jusqu'à
six éditions xylgraphiques, l'impression en caractères mobiles
étant enfin découverte, on la fit servir, concurremment
avec l'impression tabellaire, à l'exécution d'un même
livre. Par là, on est amené à faire une utile comparaison
entre les procédés de l'une et de l'autre, mises de la sorte
face à face, et à facilement apprécier leurs différences.
Ainsi, dans l'exemplaire du Speculum conservé à la
Bibliothèque Nationale, sur cinquante huit planches, vingt sept
ont le texte gravé, en bois fixe, et les vingt sept autres
sont en caractères mobiles de fonte, particularité précieuse
qui n'est contestée ni par Scriverius, ni par Bruyn, ni par Chevillier,
ni par Enschédé, et que M. Marie Guichard cherche à
expliquer ainsi : « L'imprimeur du Speculum, possédait
sans doute dans son atelier quelques planches de texte, reste de l'édition
xylographque
; peu soucieux de productions qu'il ne signait pas, cet artiste se sera
servi de 20 planches pour 20 feuillets de la troisième édition,
préférant imprimer 20 pages avec des planches toutes préparées,
que de les composer péniblement avec des caractères mobiles.
Quoi qu'il en soit, ce livre, produit unique des deux manières,
combinées ensemble, la xylographie et la typographie, existe, et
d'un coup d'oeil, par l'examen de ses deux textes si différemment
obtenus, on peut se convaincre que dans les épreuves tirées
sur des planches de bois fixe, l'encre du texte est grise ou couleur de
bistre, comme celle des estampes dont il est la légende, tandis
que sur les feuillets tirés avec les caractères mobiles
de fonte, elle est partout d'un beau noir. Ce livre servirait encore à
prouver que, même après la découverte de la typographie,
on fut quelque temps avant de dédaigner et de mettre au rebut les
planches xylographiques. Mais, pour cela, nous n'avons pas que ce seul
exemple. Il est bien évident que plusieurs livres parus dans la
seconde moitié du quinzième siècle, c'est à dire
après l'invention de l'Imprimerie proprement dite, sont dus à
l'impression tabellaire. Le livre de l'Antechrist, par exemple
; les Sujets tirés de la Bible, in 4°, avec trente deux
figures, dont chacune est accompagnée de quinze vers allemands
; puis encore, la Chiromancie du docteur Hartlieb, en allemand,
livre dans lequel nous voyons que l'impression tabellaire avait fait un
progrès. En effet, ses vingt quatre feuillets ne sont plus
imprimés d'un seul côté, comme tous ceux dus au même
procédé ; ils sont opistographes, c'est à dire
que le texte y occupe, comme dans nos livres imprimés, le verso
aussi bien que le recto du feuillet.
Nous trouvons dans le Scaligerana,
sur l'aspect de ces volumes xylographiques et l'étrange reliure
dont on les revêtait, un curieux passage que nous ne nous souvenons
d'avoir vu citer nulle part « A Dordrec, l'Imprimerie s'inventa
: on gravoit sur des tables, et les lettres estoient liées ensemble.
Ma grand' mère avoit un pseautier de cette impression, et la couverture
estoit épaisse de deux doigts : au dedans de cette couverture,
estoit une petite armoire où il y avoit un crucifix d'argent, et
au derrière du crucifix: Berenica Lodronia de la Scala. »
Ailleurs, le Scaligerana nous parle encore de ce volume imprimé
sur ais de bois : « Le premier livre qui fut imprimé,
y est il dit, fut un Bréviaire ou Manuale, on eût dit
qu'il estoit escrit à la main (Madame la fille du comte de Lodron,
grand'mère de M. de l'Estale [Scaliger] l'avoit ; une levrette
le rongea, de quoi J. Cesar [Scaliger] estoit bien fasché), parce
que les lettres seroient conjointes les unes aux autres, et avoient été
imprimées sur un ais de bois, où les lettres seraient gravées,
tellement que l'ais ne pouvoit servir qu'à ce livre et non à
d'autres, comme depuis on a trouvé de mettre les lettres à
part. »
Ces Manuels, dont la perte
d'un seul désole si bien Scaliger, sont, disons le bien vite,
d'affreux petits volumes. Il faut avoir les yeux et la passion d'un bibliophile
pour les trouver ravissants et regrettables. Ne prenons pour exemple que
quelques unes des éditions du Speculum déjà
citées. Le papier est d'une qualité détestable, le
texte est partout inégal, mal venu ; l'encre est incolore, les
lignes sont irrégulières ; la justification est mal posée
; bon nombre de syllabes sont coupées par le milieu ; la ponctuation
est nulle, excepté dans la première édition latine,
où le point se fait voir ç'a et là ; l'espace manque
presque partout entre les mots, les fautes d'impression abondent, et enfin
les caractères inégaux, grossièrement taillés,
ont laissé à toutes les lignes une empreinte imparfaite.
Tout grossiers qu'ils soient
pourtant dans leurs résultats, ces essais, ces tâtonnements
de l'art avaient une portée immense, et l'étude des spécimens
abrupts qu'ils ont laissés est des plus précieuses. Toute
la typographie est là en germe, ne demandant qu'à éclore.
« L'impression une fois découverte, dit fort bien M. de la
Borde, une fois appliquée à la gravure en relief, donnait
naissance à l'Imprimerie, qui ne formait plus qu'un perfectionnement,
auquel une progression naturelle et rapide de tentatives et d'efforts
devait forcément conduire. Cette progression fut régulière
; elle fut tellement insensible, qu'on hésite sur le moment où
il faut la prendre pour la suivre. »
La grammaire de Donat
L'application
de la xylographie à des livres autres que ces recueils d'images
pieuses dont nous avons tant parlé, à ces petits livres
scolastiques, par exemple, qui étaient en cours dans les couvents
et dans les colléges, comme la grammaire d'Elius Donatus et le
petit vocabulaire nommé Catholicon, nous semble le premier
progrès sensible de l'impression, son premier pas décisif
vers l'utilité scientifique et la propagande intellectuelle qui
devait être son but.
La grammaire de Donat, où
tout écolier français, hollandais ou allemand apprenait
à bégayer les premiers éléments de la latinité,
fut surtout reproduite à profusion par la xylographie. De là
vient que tous les rares exemplaires de ce genre d'impression qui ont
survécu, qu'ils soient des Speculum salvationis, des Catholicon,
etc., ont tous été compris par les savants, sous le
nom générique de Donats. Notre Bibliothèque
Nationale passe pour être la plus riche en monuments de cette sorte.
Mais ce qu'elle possède certainement de plus précieux en
ce genre, ce sont deux planches xylographiques ayant servi à l'impression
d'un Donat. C'est Foucault, conseiller du roi sous Louis XIV, qui
les acheta en Allemagne. Elles passèrent successivement au président
Maisons, à Du Fay, à Morand, enfin au due de la Vallière.
Quand l'admirable bibliothèque de ce seigneur fut vendue, on n'eut
garde d'oublier dans le Catalogue les deux précieuses planches.
Le second volume donna un fac simile des caractères qui y
sont sculptés. C'est la Bibliothèque du roi qui les acheta
et qui, ainsi que nous l'avons dit, les possède encore. Sur l'une
et l'autre de ces planches, les lettres sont sculptées en relief
et à rebours. La première planche, de format in 4°,
renferme vingt lignes. Au bas est la lettre C, ce qui prouverait que cette
planche reproduisait la troisième page du livre dont elle est un
fragment. On avait, en effet, alors l'habitude de paginer les feuillets
avec les lettres de l'alphabet, comme le prouve l'Ars Memorandi, etc.,
déjà cité plus haut. Les caractères sont gothiques
et assez gros. La ponctuation, absente dans les livres d'images et dans
le Speculum, commence à se faire jour ici. Les points et
les deux points sont carrés ; les points d'interrogation ont
la forme d'un c renversé au dessous duquel est un point en
étoile. Les abréviations abondent ; aussi, sont ce
des accents tironiens qu'il faut voir dans cette sorte d'accent
grave et dans ce demi-cercle qui surmontent alternativement les i. La
seconde planche ne provient évidemment pas du même livre.
On n'y compte que seize lignes au lieu de vingt, parce qu'elle a été
visiblement sciée par le bas. D'autres marques certaines prouvent
la différence des deux éditions : dans celle-ci , le caractère
est plus gros et plus net; les abréviations sont moins nombreuses
et affectent une autre forme; les lignes sont plus courtes, et les i ne
sont surmontés que d'un simple trait. M. de la Borde conclut de
la perfection relative du texte de ces deux planches, surtout de la dernière,
qu'elles pourraient bien être postérieures aux premières
publications typographiques de Mayence. Cette opinion très-plausible
appuie ce que nous disions tout à l'heure sur l'emploi de l'impression
tabellaire longtemps encore après la découverte de celle
en types mobiles.
Origine géographique
des Donats
M ais
d'où nous venaient ces Donats, ces livres d'images, ces exemplaires
du Speculum, de la Biblia pauperum ? Dans quelle ville industrieuse
de la Hollande ou de l'Allemagne avait-on façonné leurs
planches prototypographiques ? Quels ouvriers, aussi, les avaient gravés
? Voilà le grand mystère, sur lequel les savants depuis
quatre siècles n'ont fait qu'accumuler des ombres, sans qu'un seul
l'éclairât d'une explication certaine. Les uns, en ce qui
concerne plus particulièrement les livres d'images, la Biblia
et le Speculum, tiennent pour l'Allemagne. Lessing, par exemple,
qui prouve que la première édition de la Biblia pauperum
doit nécessairement avoir été publiée en Souabe,
puisque ses figures, comme nous l'avons déjà dit d'après
lui, ne font que reproduire celles des vitraux du couvent d'Hirschau dans
la Forêt-Noire : « A tel point, ajoute-t-il, qu'on devrait
désigner dorénavant cet ouvrage, non sous le titre de Biblia
pauperum, mais sous celui de Peintures des fenêtres d'Hirschau
(Hirschauschen Fenstergemalde). Quant au Speculum, d'après
Meermann Heinecken et Ottley, les plus ardents antagonistes de l'origine
allemande, eux-mêmes, il a une grande analogie avec la Biblia pour
le dessin et la manière du graveur. Selon Ottley, qui pour cela
a soulevé des faits nouveaux, la coopération des mêmes
artistes dans les deux livres est prouvée jusqu'à l'évidence.
L'exécution tout allemande du premier prouverait ainsi celle du
second, sans contradiction possible. C'est la conclusion de M. Guichard
et la nôtre. La fabrication des Donats, qui n'est point une invention
nouvelle, mais seulement l'application à d'autres livres, à
des ouvrages scolastiques, du procédé qui avait produit
en Allemagne la Biblia et le Speculum, nous semble, au contraire,
d'origine hollandaise, et, en cela, nous suivons volontiers encore l'opinion
judicieuse de M. de la Borde. Le texte, d'ailleurs, du Chroniqueur anonyme
de Cologne est formel : « Bien que l'art de l'Imprimerie, dit-il,
tel que nous le pratiquons aujourd'hui, ait été inventé
à Mayence, cependant la première idée en a été
trouvée en Hollande ; car c'est par les Donats et d'après
les Donats, qui avant cette époque ont été gravés
dans ce dernier pays, que commença l'Imprimerie. » Or, comme
celui qui nous transmet ce document est Allemand, et qu'il n'a pas d'intérêt
à flatter une nation rivale de la sienne pour cette invention ;
comme, de plus, il écrivait en 1499, époque encore voisine
des faits qu'il avance, il faut l'en croire, et renvoyer à la Hollande
tout l'honneur de la publication des Donats. Mais après
cela, par une déduction forcée, par une crédulité
trop complaisante pour le récit contenu dans la Batavia d'Adrien
Junius, certainement mensonger et fait seulement pour les besoins de la
gloire industrielle des Hollandais, attribuer tout d'un coup à
Jean Laurent, le marguillier (coster) de
Harlem, la découverte des types mobiles en bois, même
des types mobiles en métal ; c'est ce que nous ne voulons pas.
Nous laisserons les Hollandais Meermann, Koenig, Ottley et plusieurs autres
défendre cette opinion plus par esprit national que par conviction,
et sans infliger à la statue de Laurent Coster,
le prototypographe, d'autre injure que celle de notre doute
robuste, de notre incrédulité, nous chercherons ailleurs,
c'est à dire en Allemagne, à Mayence, puis en
France, à Strasbourg, celui qui, pour solution de l'un des mille
problèmes que s'était posés son génie ardent
et inquiet, sut trouver enfin le dernier mot de cet art, et ouvrit ainsi
un nouveau monde à la pensée humaine.
Caractères mobiles
Le
principe de la mobilité des caractères qui, celui de l'impression
xylographique étant admis, restait seul à découvrir
pour que la typographie fût constituée de toutes pièces,
se trouvait en préparation dans mille usages des anciens. Aussi
les érudits ont ils fureté toute l'antiquité,
la Grèce, Rome, même la mythologie, pour voir si dans quelque
recoin mystérieux ne se trouverait pas l'invention complète.
De là une foule d'hypothèses plus extravagantes les unes
que les autres : celle de Bernard de Malinckrot, par exemple, qui examine
sérieusement la question de savoir si Saturne ne fut pas le premier
typographe, Saturnus an invenerit typographiam ; celle aussi de
Robert Mentel, qui, dans son livre de Fera typographiae origine paraenesis,
attribuerait volontiers le même honneur au roi Agésilas
faisant paraître sur le foie d'une victime ouverte l'empreinte du
mot nikê (victoire) qu'il avait tracée en noir sur
le creux de sa main. Ce qui est toutefois certain, ce qui prouve évidemment
que les anciens ont touché du doigt ce prodige des inventions,
sans pouvoir, par je ne sais quelle fatalité, le saisir de la main,
c'est qu'ils pratiquaient dans sa plus large extension l'impression sèche
à froid ou à chaud. Ne faisaient ils point un usage
continuel des cachets ? N'avaient ils pas, pour leurs pains, pour
les briques, surtout pour les poteries, pour les lampes en terre cuite,
des marques à caractères mobiles, formant des mots par la
réunion de plusieurs poinçons d'une seule lettre, et dont
ils se servaient de la même manière que nos relieurs emploient
aujourd'hui pour les étiquettes des livres ? Sur plusieurs de ces
inscriptions par empreinte, on a trouvé des lettres retournées
; véritable faute d'impression qui prouve bien que chaque caractère
était isolé, comme on l'a déjà judicieusement
remarqué dans le Wald's Geschichte der Wissenschaften. Encore
ne sont ce pas là les seuls indices élémenlaires
de l'Imprimerie que nous ait transmis l'antiquité insoucieuse.
Les Romains avaient été jusqu'à séparer, jusqu'à
mobiliser les caractères, afin que les enfants, s'amusant avec
ces lettres isolées, faites de buis ou d'ivoire, fissent de la
lecture un véritable jeu. Quintilien, au livre 1 et 2 de ses Institutions
de l'orateur, recommande cette façon ingénieuse d'apprendre
à lire aux enfants, en employant des lettres d'ivoire, eburneas
litterarum formas. Saint Jérôme, écrivant à
Lata, matrone romaine, sur l'éducation de sa fille Paula, lui dit
aussi: « Qu'on fasse des lettres de buis (fiant litterae buxeae),
qu'on appelle chacune d'elles par son nom, qu'elle s'en fasse un jouet,
afin que cet amusement lui serve en même temps de leçon.
» C'est la mobilité des caractères dans toute son
évidence ; mais, ajouterons nous bien vite, avec M. Léon
de la Borde, ces lettres, étant creusées à jour dans
de petites lames d'ivoire on de buis, étaient impossibles pour
l'impression ; elles n'auraient donc pu donner une idée de l'Imprimerie,
c'est à dire des types mobiles, qu'autant qu'on aurait
eu déjà celle de l'impression, de la presse. Un texte de
Cicéron n'est pas moins explicite que les passages de Quintilien
et de saint Jérôme. Son allusion à la mobilité
des lettres n'est pas moins transparente, et même malgré
l'ironie qui s'y trouve, elle a trait plus directement à l'usage
qu'on pourrait faire de ces parties éparses d'un alphabet, réunies
enfin pour former un sens. Cherchant à réfuter la théorie
de la création du monde par les atomes, voici ce qu'il dit : «
Celui qui croirait une pareille chose possible, pourquoi ne croirait il
pas que si l'on jetait à terre, quelque part, d'innombrables formes
des vingt et une lettres de l'alphabet, soit en or, soit de quelque autre
matière, il pourrait en sortir les Annales d'Ennius ? » Faites
que ce passage sceptique du De natura deorum tombe tout d'un coup
dans l'esprit de Gutenberg, et tout d'un coup, découvrant ce qu'il
cache, débrouillant la vérité sous l'ironie, où
Cicéron met l'impossible et le chaos, il verra le possible et la
lumière ; de cet amas de lettres sans ordre, où le grand
orateur ne voit pas même le germe d'un livre, il fera jaillir toutes
les oeuvres de l'esprit humain.
Les érudits,
étudiant ces indices presque révélateurs de la typographie,
et émerveillés de leur rapport prochain avec une invention
presque complète, se sont demandé sérieusement si
les Romains ne l'avaient pas pratiquée. D'Israéli, dans
ses Curiosités littéraires, se hasarde à dire
que les gens de poids à Rome l'avaient certainement connue, mais
que, calculant tous les dangers qu'elle, apporte avec soi, ils n'avaient
pas voulu que le peuple fût initié à ses périlleuses
pratiques. Quandt ne la fait pas remonter jusqu'aux Romains, mais il dit
hardiment que, si elle eût été connue de leur temps,
ils n'auraient su qu'en faire ; que, si même elle fût venue
plus tôt, elle n'aurait en aucun succès. D'autres, comme
Frenzel, veulent que la découverte de l'Imprimerie ait dû
être une conséquence nécessaire de celle du papier,
et que celle ci, n'étant pas encore faite, l'autre restait
impossible. En cela, ils s'appuient sur ce qu'a dit l'Arétin
« Ils ne réfléchissent pas, ceux qui s'étonnent
que les anciens n'aient pas connu l'Imprimerie, que cette invention n'aurait
été d'aucune utilité pour les Romains, par la raison
bien simple qu'ils n'avaient pas de papier bon à l'impression.
» M. de la Borde a fait bonne justice de ces étranges raisonnements
sur le dédain qui eût accueilli l'imprimerie à Rome,
si le génie d'un inventeur les en eût dotés. «
L'impression et l'Imprimerie, dit il, étaient appelées
de tous les voeux de l'antiquité, vaguement et comme on peut désirer
un bien dont on sent le besoin, mais dont on ignore la nature. Il n'y
a pas de puissance sur la terre qui eût été capable
de cacher ce moyen et d'arrêter son essor, si la puissance du ciel
l'eût accordé à l'humanité. Le papier était
inutile ; le papyrus, le linge et le parchemin ne suffisaient ils
donc pas ? le parchemin surtout, si particulièrement propre à
l'Imprimerie, que les premiers livres ne furent tirés que sur cette
matière, et qu'on le réserve aujourd'hui pour nos plus belles
éditions. Pour nous non plus, l'impossibilité de la typographie
chez les anciens n'est pas dans l'absence des moyens matériels,
mais bien dans l'impuissance de la pensée créatrice, dans
l'asservissement de la force industrielle toujours remise aux mains des
esclaves, toujours en travail pour les besoins sensuels, pour les raffinements
de la matière, jamais pour ceux de l'intelligence. Au moyen âge,
cette force, qui n'est une puissance que lorsque celle de la pensée
s'y associe, s'émancipe enfin : l'ouvrier n'est plus esclave, l'homme
pratique petit être un libre penseur, la main devient intelligente
et peut travailler pour l'idée. Alors donc aussi peut éclore
cette admirable découverte, résultat de deux forces combinées,
expression sublime de l'émancipation de la pensée bien plutôt
encore qu'un simple progrès de main d'oeuvre.
L'imprimerie en Chine
Voyez ce qu'est l'Imprimerie
chez une nation qui ne marche pas à la liberté, à
l'affranchissement de l'intelligence ; chez un peuple stagnant dans l'esclavage,
en Chine par exemple. Elle y naît, dix siècles avant de paraître
chez nous, mais elle n'y vit pas, elle y végète ; jamais
elle ne peut parvenir à se dégager de son germe, ni à
atteindre des procédés supérieurs à ceux de
notre xylographie, cet embryon grossier dont notre art typographique a
si vite secoué les liens. En Chine, c'est vainement que Pi Ching,
le forgeron, tente ce que Gutenberg tenta si utilement en Europe ; vainement
il s'ingénie à former avec une terre fine et glutineuse,
et de solidifier par une double cuisson, des caractéres mobiles
qu'il joint et qu'il maintient unis ensemble à l'aide de cadres
en fer ; son invention, soeur de celle de Gutenberg, avorte, et Pi Ching,
puni d'avoir mal compris son siècle et surtout sa patrie, meurt
en léguant à ses héritiers ses types inutiles. Les
Chinois, routiniers comme tout peuple esclave, s'en tiennent obstinément
à ces planches gravées, si promptement dédaignées
chez nous. Enfin, en 1662, des missionnaires européens, faisant
violence à cette opiniâtreté routinière, décident
l'empereur Kang Hi à faire graver deux cents cinquante mille
types en cuivre, et, grâce à cet élan que lui imprime
une pensée venue d'Europe, la véritable Imprimerie est créée
en Chine et s'y naturalise après vingt siècle d'enfantement.
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