| Bibliophilie | Page d'accueil. Home page | Adhésion

Paul Lacroix , Notices sur des livres rares et curieux..., 1880
LES BLASONS ANATOMIQUES DU CORPS FÉMININ (1536).

Ce curieux petit recueil, qui a été réimprimé séparément cinq ou six fois, est d'une si grande rareté, que bien des bibliographes l'ont cité sans l'avoir vu.
La première édition, dont le savant auteur du Manuel du Libraire ne semble pas vouloir admettre l'existence, aura peut-être été supprimée, puisqu'on n'en connaît pas un seul exemplaire; elle n'a donc pas été décrite, mais on la trouve ainsi mentionnée dans la Bibliotheca classica de Georges Draudius (Franco-furti, 1625, in-4°, tome second, p. 201) :
Blasons anatomiques des parties du corps féminin, invention de plusieurs poëtes françois contemporains. A Lyon, François Juste, 1536, in-16.
Il est à peu près certain que cette édition a bien réellement existé, et qu'elle fut publiée par les soins de Clément Marot, à Lyon, chez François Juste, qui venait de réimprimer plusieurs fois de suite son Adolescence clémentine, dans le même format et sans doute avec les mêmes caractères. Il faut remarquer que Draudius a pris les matériaux de sa Bibliotheca classica non-seulement dans les Bibliothèques françoises de Lacroix du Maine et Du Verdier, mais encore dans les catalogues des foires de Francfort. L'édition des Blasons, datée de 1536, ne peut donc pas être un fragment de l'Hécatomphile de Léon-Baptiste Alberti, Lyon, François Juste, 1537, in-16, dans lequel ces blasons furent ajoutés en appendice, comme dans plusieurs réimpressions de cet ouvrage.
L'auteur du Manuel du Libraire ne signale pas moins de quatre éditions postérieures des Blasons anatomiques, éditions probablement très-différentes de la première, puisqu'elles paraissent avoir été faites et augmentées par Charles de la Hueterie et par les ennemis de Clément Marot. Une seule d'entre elles, celle de Paris, Charles l'Angelier, 1550, in-16, figures, a passé sous nos yeux. On peut supposer qu'elle reproduit exactement une édition antérieure, publiée par le même libraire, en 1543, édition dont un exemplaire ne s'est vendu que 3 liv. 10 sh. à la vente White Knights. Une autre, Paris, de la bouticque de Nicolas Chrestien, 1554, in-16, figures, a figuré, en 1854, dans un catalogue de M. Potier, où l'exemplaire, relié en mar. citr. par Trautz, était annoncé au prix de 250 francs.
Quant à la dernière édition, le Manuel du Libraire en donne ainsi le titre, sans y joindre aucun prix de vente : Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin, composés par plusieurs poëtes, avec les figures au plus près du naturel. Paris, veuve Jean Bonfons, sans date, in-16, figure en bois. "Non-seulement cette édition est très-fautive, dit l'illustre bibliographe qui en parle certainement de visu, mais encore les pages ont été mal imposées, en sorte qu'une pièce est coupée par une autre ; malgré cela, sa grande rareté lui donne de la valeur." Cette édition est évidemment plus complète que les précédentes.
D. M. Méon a fait reparaître, deux siècles et demi plus tard, une partie des Blasons anatomiques, dans un recueil intitulé : Blasons, poésies anciennes des xve et xvie siècles extraites de différens auteurs imprimés et manuscrits (Paris, Guillemot, 1809, in-8°). On sait que, dans les exemplaires non expurgés de ce volume, les pages 53-64 doivent se trouver doubles ; ces pages, contenant plusieurs blasons libres, furent réimprimées par ordre de la police, qui, au moyen de ces cartons, consentit à laisser circuler l'ouvrage. Au reste, cette compilation est faite sans méthode, sans critique et sans goût; le texte est défiguré par des fautes grossières, et l'on peut assurer que Méon n'a pas souvent compris ce qu'il réimprimait avec tant de négligence.
Le blason était un genre de poésie française dont l'origine paraît remonter à la fin du xve siècle, car Guillaume Alexis, religieux de Lyre, en donna le premier spécimen dans le Grand blason des Fausses amours. Thomas Sibillet, dans son Art poétique, chap. X, définit en ces termes ce genre de poésie, qui devint surtout à la mode vers 1535, quand Clément Marot en eut offert un admirable exemple aux poëtes contemporains : "Le Blason est une perpétuelle louange ou continu vitupere de ce qu'on s'est proposé blasonner... Autant bien se blasonne le laid comme le beau, et le mauvais comme le bon, témoin Marot, en ses blasons du beau et du laid tetin. Le plus bref est le meilleur, mesme il soit agu en conclusions, et est plus doulx en rime plate et en vers de huit syllabes, encores que ceux de dix n'en soyent pas rejettez comm e ineptes, ainsi que tu peux veoir aux Blasons du corps féminin, entre lesquels le Blason du sourcil est en vers de dix syllabes, comme sont aussi plusieurs autres."
Le point de départ de cette mode poétique des blasons et des contreblasons fut, en effet, le fameux blason du Beau Tétin, que Clément Marot avait fait en l'honneur de quelque belle damoiselle, à la cour de France, ou plutôt dans l'intimité de la reine de Navarre. Ce blason, chef-d'oeuvre de grâce, de délicatesse et de galanterie, qui ne serait pas indigne de prendre place parmi les plus charmantes inventions d'Anacréon, eut un prodigieux succès; tous les poëtes voulurent s'essayer dans un genre que les dames accueillaient avec d'autant plus de faveur, qu'elles en étaient les inspiratrices. Clément Marot fit un choix entre toutes ces pièces de vers, composées à l'imitation du blason du Beau Tétin, et en publia la première édition chez son libraire de Lyon, François Juste, qui était aussi le libraire éditeur de Rabelais.
Clément Marot nous a raconté lui-même l'histoire de cette espèce de tournoi littéraire dans une épître adressée à ceulx qui, après l'épigramme du Beau Tétin, en feirent d'autres. Voici cette épître, qui doit servir naturellement de préface à une réimpression des Blasons anatomiques du corps féminin :

Nobles esprits de France poétiques,
Nouveaux Phebus surpassans les antiques,
Graces vous rends, dont avez imité,
Non un tetin beau par extremité,
Mais un blason, que je feis de bon zelle
Sur le tetin d'une humble damoiselle.
En me suyvant, vous avez blasonné,
Dont hautement je me sens guerdonné,
L'un, de sa part, la chevelure blonde :
L'autre, le cueur : l'autre, la cuisse ronde
L'autre, la main descripte proprement :
L'autre, un bel oeil deschiffré doctement
L'autre, un esprit, cherchant les cieux ouverts
L'autre, la bouche, où sont plusieurs beaux vers
L'autre, une larme, et l'autre a fait l'oreille
L'autre, un sourcil de beauté non pareille
C'est tout cela qu'en ay peu recouvrer,
Et si bien tous y avez sceu ouvrer,
Qu'il n'y a cil qui pour vrai ne deserve
Un prix à part de la main de Minerve.
Mais du sourcil la beauté bien chantée
A tellement nostre court contentée,
Qu'à son autheur nostre Princesse donne

Nous avons ici, sans aucun doute, la nomenclature des Blasons que Clément Marot avait rassemblés pour l'édition de François Juste : la Chevelure blonde, par de Vauzelles ; le Cueur, par Albert le Grand ; la Cuisse, par Lelieur ; la Main, par Claude Chapuys ; l'Oeil, par A. Heroet ; l'Esprit, par Lancelot Carle ; la Bouche, par Victor Brodeau ; la Larme, par Maurice Sceve ; l'Oreille, par Albert le Grand, le Sourcil, par Maurice Sceve.

Pour ceste fois de laurier la couronne* :
Et m'y consens qui point ne le cognois,
Fors qu'on m'a dit que c'est un Lyonnois.
O Saint-Gelais, creature gentille.
Dont le sçavoir, dont l'esprit, dont le stile
Et dont le tout rend la France honorée,
A quoy tient-il que sa plume dorée
N'a fait le sien ? Ce mauvais vent qui court
T'auroit-il bien poussé hors de la court?
O roy François, tant qu'il te plaira; pers-le,
Mais si le pers, tu perdras une perle,
Sans les susdits blasonneurs blasonner,
Que l'Orient ne le sçauroit donner**.
Or, chers amys, par manière de rire,
Il m'est venu volonté de descrire
A contrepoil le tetin que j'envoye
Vers vous, afin que suiviez ceste voye.
Je l'eusse painct plus laid cinquante fois,
Si j'eusse pu : tel qu'il est, toutesfois,
Protester veux, affin d'eviter noise,
Que ce n'est point un tetin de Françoise,
Et que voulu n'ay la bride lascher
A mes propos, pour les dames fascher .
Mais volontiers, qui l'esprit exercite,
Ores le blanc, ores le noir recite ;
Et est le painctre indigne de louange,
Qui ne sçait paindre aussi bien diable qu'ange
Après la course, il faut tirer la barre,
Après bémol, faut chanter en becarre.
Là donc, amys, celles qu'avez louées,
Mieulx qu'on n'a dit, sont de beauté douées
Parquoy n'entens que vous vous desdiez
Des beaulx blasons à elles dediez.
Ains, que chascun le rebours chanter veuille,
Pour leur donner encores plus grand feuille
Car vous sçavez qu'à gorge blanche et grasse,
Le cordon noir n'a point mauvaise grâce.
Là donc, là donc, poussez, faites merveilles
A beaulx cheveux et à belles oreilles,
Faictes les moy plus laides que l'on puisse
Pochez cest oeil, fessez-moy cette cuisse
Decrivez-moy en stile espouventable
Un sourcil gris, une main detestable.
Sus à ce cueur : qu'il me soit pelaudé
Mieux que ne fut le premier collaudé
A ceste larme, et pour bien estre escripte,
Deschiffrez-moy celle d'un hipocrite ?
Quant à l'esprit, paignez-moy une souche
Et d'un taureau le muffle, pour la bouche.
Bref, faictes-les si horribles à veoir,
Que le grand diable en puisse horreur avoir.
Mais je vous pry, que chascun blasonneur
Veuille garder en ses escrits honneur
Arrière mots qui sonnent sallement,
Parlons aussi des membres seulement
Que l'on peut veoir sans honte descouvers,
Et des honteux ne souillons point nos vers.
Car quel besoing est-il mettre en lumière
Ce qu'est nature à cacher coustumière?
Ainsi ferez pour à tous agreer.
Et pour le Roy mesrnement recréer,
Au soing qu'il a de guerre jà tyssue
Dont Dieu luy doint victorieuse issue,
Et pour le prix, qui mieux faire sçaura
De verd lierre une couronne aura,
Et un dixain de muse marotine,
Qui chantera sa louange condigne.

Ce nouvel appel de Clément Marot à ses disciples et à ses amis fut entendu, et chacun à l'envi s'empressa de répondre au voeu de son illustre maître, en imitant le contreblason du Tétin. Mais on n'a pas de peine à deviner que le Laid Tétin n'eut pas le succès du Beau Tétin. Les dames et damoiselles de France formèrent une sorte de ligue pour maudire et pour mettre en interdit les malhonnêtes blasonneurs, qui osaient les diffamer après avoir célébré leurs louanges.
Ce n'est pas tout; malgré les conseils et les prières de Clément Marot, bien des blasonneurs se permirent de traduire au grand jour ce que la décence a caché dans les mystères du corps féminin : de là des blasons effrontés et indécents qui mettaient le doigt sans façon sur les détails les plus secrets de la beauté des dames. Celles-ci en furent indignées et fermèrent leur porte aux impudents et aux indiscrets.
Un défenseur anonyme du beau sexe et de la décence publia un, Blason des Blasonneurs des membres feminins qui n'est pas venu jusqu'à nous et qui commençait par ces deux vers :

Deportez-vous, ô glorieux folastres,
Deportez-vous, dis-je, vains idolastres.

Cette pièce devait être très-vive et très-mordante, car Eustorgue de Beaulieu, qui était l'auteur des blasons de la joue, du nez, de la dent, de la voix et de la langue, se chargea de répondre, avec non moins de vivacité et d'aigreur, au critique anonyme, dans une pièce de vers intitulée : l'Excuse du corps pudique envers ceulx qui ont composé le livre intitulé : BLASONS ANATOMIQUES, contre celuy qui a fait le Blason des Blasonneurs des membres feminins. Il est vrai qu'on avait attribué le blason du c.1 à Eustorgue de Beaulieu, qui le désavouait énergiquement. Il termine ainsi la réponse à ce Jenin le repreneur :

Or quoy que soit, je te pry, ne tadonne
Doresnavant à diffamer personne,
N'a dire injure aux gens si lourdement
Qui contre toy n'ont escript nullement,
Ou aultrement tu pourras faire accroire
Que ton cas n'est rien que folie ou gloire.

Eustorgue de Beaulieu, il faut bien le dire humblement, ne s'était pas contenté de rimer le blason du c.l, auquel il avait ajouté, comme corollaire indispensable, le blason du pet et de la vesse. On l'accusait encore d'avoir blasonné le ventre féminin et tous ses accessoires. Ce fut Gilles Corrozet, poëte et historien en même temps qu'imprimeur, qui prit à partie Eustorgue de Beaulieu, sans toutefois le nommer, en faisant paraître le blason contre les blasonneurs des membres. Ce blason mérite d'être reproduit en entier, parce qu'il exprime la réaction de l'opinion publique contre les blasonneurs et les blasons.
Gilles Corrozet était inspiré sans doute par une espèce de jalousie de métier, car il avait fait des blasons, comme les autres poëtes, notamment le Blason du mois de mai (sans date, petit in-8° goth. de 4 ff.). Il persévéra dans un genre de poésie où il avait réusi, et il composa les Blasons domestiques, contenant la decoration d'une maison honneste et du menage estant en icelle (Paris, Gilles Corrozet, 1539, in-16 de 48 ff.). Quant aux contreblasons, dont Clément Marot avait donné le modèle dans son épigramme du Laid Tétin, ils trouvèrent peu d'échos parmi le monde poétique, car ils étaient d'avance frappés de réprobation. Un des adversaires les plus implacables de Clément Marot, Charles de la Hueterie, rima pourtant un certain nombre de ces contreblasons, et les fit imprimer à la suite des Blasons anatomiques du corps féminin, en s'appropriant ainsi le premier recueil formé par l'auteur du Beau et du Laid Tétin. C'est sous cette nouvelle forme que le recueil fut réimprimé plusieurs fois.
Les poètes qui avaient contribué à former le premier recueil de François Juste ne sont pas tous également connus : La Croix du Maine et Du Verdier, dans leurs Bibliothèques françoises, n'ont pas mentionné Albert le Grand, I.-N. Darles, Jomet Garey d'Apt ; mais ils ont accordé des notices plus ou moins étendues à Mathieu de Vauzelles, à Maurice Sceve, à Antoine Heroet, sieur de Maisonneuve, à Eustorg ou Eustorgue de Beaulieu, à Victor Brodeau, à Michel d'Amboise, dit l'Esclave Fortuné, à Claude Chapuys, à Lelieur, à Lancelot Carle, à François Sagon et à Charles de la Hueterie. Nous renverrons donc les lecteurs des Blasons anatomiques du corps féminin aux Bibliothèques françoises de La Croix du Maine et de Du Verdier.


* Lenglet-Dufresnoy, qui prétend que Clément Marot était hors de France et réfugié à la cour de Ferrare au moment où les poëtes français se mirent à imiter le blason du Beau Tétin, croit reconnaître, dans nostre Princesse, Renée de France, duchesse de Ferrare; mais nous pensons que Clément Marot, qu'il fût en France ou hors de France, a voulu parler de sa bonne maîtresse, Marguerite de Valois, reine de Navarre.
** Mellin de Saint-Gelais, sensible au reproche de son ami Clément Marot, lui envoya deux blasons, celui des Cheveux coupés et celui de l'Oeil.

 

 

© Textes Rares