Le Musicien renversé (1)
XVIIe siècle (1626)
e
sçay maintenant par usage
Que la fortune en ses revers,
Et par ces roulements divers,
Abaisse les plus grands courages.
J'estois demy soleil en F... (2)
Demy principide clarté ;
Ores on m'en void escarté
Pour un peu trop d'outre-cuidance (3).
Toute la cour à ma parole
Changeoit d'avis et de dessein ;
Plus triste qu'un poignard au sein,
Le Roy me donne une bricolle,
Bricolle qui me met en passe
Pour jamais plus ne revenir,
Au bien duquel le souvenir
Tous malheurs mille fois surpasse.
J'etois dispensateur des vies,
Des valeureux soulagement ;
On nie punit pour seulement
L'avoir de volonté ravie!
Que la fortune est inconstante!
Que ses mouvements sont puissants!
Que ses changements sont cuisans,
Quand ils arrivent outre attente!
Arre abas (4) aujourd'hui, dit-elle,
Arre abas de cette amitié,
Qui, t'appellant chere moitié,
Ne verra jamais sa pareille.
Mille carresses et complaisances
Les P. (5) mesmes te faisoient :
Car ceux-là qui te desplaisoient
Sortoient bien-tost hors de cadence.
De peur qu'elle ne se relie,
Ores te faut deposseder
De ce que tu peux posseder,
Parquoy elle estoit plus unie.
En rage, remply de cholere,
Voy maintenant S... (6),
Cete infortune tu soufrays
Par son envie traversière.
Que si, luy dy-je alors, la Parque
Qui trame le fil de tes jours
N'en arreste bien-Lost le cours,
Je te feray passer la barque.
Le R. (7) est une epinette
Dont je gouvernois les accors
J'avois eu la clef par le cors (8)
Qui me fait maintenant faillette.
Si j'eusse bien sceu la musique,
Pour accorder cet instrument
Et ne chanter si hautement,
Chacun ne me feroit la nique.
C'est des tons divers l'ignorance,
Et du moyen de s'en servir,
Qui fait maintenant asservir
Mon coeur, mon bras et ma vaillance.
Celuy qui donne la mesure
Cognent mon ton trop elevé
Tu n'a pas, dit-il, espreuvé
Que vaut en musique cesure.
Que si quelqu'un par aventure
Entre en ma place en ce concert,
Qu'il sache que le tenor sert,
Et seul est exempt de cesure.
Que s'il veut toucher l'espinette,
Il faut cognoistre les ressorts,
Et n'imiter pas les efforts
De quelque eclatante trompette.
Car c'est irriter la fortune,
Ceste implacable deité,
Tousjours diverse à l'unité,
En diversité tousjours une.
Fin.
Notes
1. Cette pièce, très
rare**, à ce point que nous
n'avons jamais vu que l'exemplaire qui nous a servi pour la copie, est
relative à la disgrâce de l'un des favoris de Louis XIII,
qui, nous le ferons voir, doit être Barradas. Nous avons suivi
le texte avec la plus grande exactitude, en regrettant de n'y pas mettre
partout la clarté.
2. France.
3. C'est, en effet, ce qui avoit perdu Barradas.
" J'ai, écrit Malherbe, ouï dire à Mme la princesse
de Conti qu'elle avoit vu qu'un jour le roi, par caresse, lui jeta quelques
gouttes d'eau de naffe au visage dans la chambre de la reine. Il se
mit dans une telle colère qu'il sauta sur les mains du roi, lui
arracha le petit pot où etoit et le lui cassa à ses pieds."
Malherbe ajoute : "Ce n'est pas là l'action d'un homme qui
vouloit mourir dans la faveur." (Lettre à Peiresc, 19
décembre 1626.) Sa disgrâce, encore une fois, et ce qu'on
lit ici le confirme, ne dut pas avoir une autre raison. Ce qu'on trouve
raconté dans le Menagiana, l'histoire du chapeau de Louis
XIII tombé par terre, et sur lequel pisse le cheval de
Barradas, ce qui met le roi dans une furieuse colère et cause
par suite le renvoi du favori, me paroîtt être une invention.
(Menagiana, 1715, in-8 , t. 1, p. 254.) On trouve dans Tallemant,
édit. in-2, t. 3, p. 66, d'autres preuves de l'orgueil impudent
de Barradas. Sa faveur n'avoit pas duré plus de six mois ; on
en fit le proverbe fortune de Barradas , pour dire une courte
fortune. (Amelot de la Houssaye, Mémoires histor., t.
2, p. voy. aussi Coll. Petitot, 2e série,
t. 49, p. 42,43.)
4. Il y a certainement un jeu de mots ici sur le
nom de Barradas.
5. Les princes.
6. Quel est le nom qui correspond à
cette initiale ? Je ne sais. Peut-être est-ce Simon, mais
il ne suffit pas à la mesure. En y ajoutant Rouvray on
Rouvroy, on a le vers complet, et la rime est à peu près
suffisante. On se trouve aussi d'accord avec l'histoire. C'est en effet
Simon de Rouvroy, ou, comme l'appelle Malherbe, le sieur Simon, qui
fat le successeur de Barradas dans les bonnes grâces de Louis
XIII.V. la Lettre à Peiresc citée tout-à-l'heure.
Il y gagna de pouvoir canoniser son nom, comme on disoit, et
de s'appeler Saint-Simon, puis de devenir duc et pair, titre dont fut
si fier son fils, l'auteur des fameux Mémoires. V. Tallemant,
édit. in-12, t. 3, p. 65 ; Amelot de La Houssaye, Mémoires,
t. 2, p. 12. Le père et le fils, celui-ci surtout, eurent
beau faire sonner haut leur naissance, on n'y croyoit pas. "Cette
famille, dit Mathieu Marais, qui n'est pas bien ancienne, et qui se
pique d'une noblesse fausse, a bien besoin d'honneurs." (Journal
de Marais, Revue rétrosp., 30 nov. 1836, p. 194.)
7. Royaume.
8. N'y a-t-il pas là une allusion, sinon
à la manière dont Barradas s'étoit mis en crédit
, du moins à la cause si bizarre de la fortune de Saint - Simon.
"Le roi, selon Tallemant (ibid.), prit amitié pour
lui parce qu'il rapportoit toujours des nouvelles certaines de la chasse,
ne tourmentoit pas trop les chevaux, et parce que, lorsqu'il portoit
en un cor, il ne bavoit pas trop dedans."
Edouard Fournier, 1857
NdE
: Cette pièce figure dans le catalogue de la BnF où
elle est datée 1626.
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