Duchesse d'Abrantes, Voyage
au Vignemale (Pyrénées). 1ère partie
extrait du Journal
des jeunes personnes, 1833

Hauteur
: 1,776 toises au-dessus du niveau de la mer.
Ce fut le 28 août de l'année 1809 que j'entrepris de monter
au sommet du Vignemale, la plus élevée des cimes françaises,
puisque le mont Perdu est considéré comme appartenant
à la chaîne espagnole. Depuis mon arrivée à
Cauterets, chaque jour voyait croître en moi le désir de
faire ce voyage entrepris jusqu'alors par une seule femme (1) et qui
depuis ne le fut que par quelques hommes courageux, dont le but était
même de décider une question de science. Chaque soir, en
voyant le soleil couchant colorer d'une teinte rosée le haut
sommet du Vignemale, couronné de neiges éternelles, je
me transportais par la pensée au milieu de ses régions
inconnues. Je voulais aller fouler de mon pied ces neiges vierges, et
de ma propre main tracer mon nom sur le rocher triangulaire qui domine
l'Aragon et le Bigorre, et, malgré les dangers que présentait
ce voyage, mon désir devint bientôt une volonté
ferme qu'il me fallut exécuter.
Il était déjà tard (2) pour entreprendre une course
aussi sérieuse. Martin et Clément, les deux chefs des
guides de Cauterets, ayant été consultés par moi,
me conseillèrent de remettre l'exécution de mon projet
à l'année suivante. Cet avis était sans doute bien
désintéressé ; il avait de plus l'avantage d'être
donné par des hommes parfaitement au fait de tout ce qui pouvait
être à redouter dans un voyage de cette nature; j'aurais
dû les écouter ; mais je tenais à accomplir mon
projet. Je dis donc à Martin de monter jusqu'au lac de Gaube,
de passer ce lac et de pénétrer jusqu'au petit glacier;
il devait avoir en cet endroit tous les renseignemens nécessaires.
Il partit et revint le lendemain me rapportant une réponse satisfaisante.
La neige était encore très dure, et depuis plusieurs jours
le pâtre solitaire qui demeure au-delà du lac de Gaube
n'avait entendu aucun bruit annonçant la chute d'une avalanche.
Enfin, le résultat de ses observations était que je pouvais
entreprendre mon voyage. - Je sautai de joie !.... j'avais vingt-trois
ans et je désirais avec passion ce que j'allais exécuter
! Dès le même jour, Martin s'occupa des crampons, des bâtons
ferrés, du choix des guides, et ma femme de chambre prépara
ma toilette de voyage. Le lendemain Martin vînt m'avertir que
tout était prêt et qu'il me conseillait de me hâter,
parce que depuis la veille le temps menaçait de tourner à
l'orage, et lorsqu'à cette époque de l'année les
nuages s'abaissent sur les hautes cimes, on n'a plus l'espoir de voir
revenir le beau temps. - Mais au moment de partir un singulier empêchement
faillit me contraindre à remettre, comme le voulait Martin, mon
voyage à l'année suivante. Bien que je fusse entourée
de beaucoup d'amis, je n'avais personne que je pusse emmener : l'abbé
de Cherval, dont l'esprit si supérieur et les connaissances profondes
me le faisaient désirer, avant tout autre, pour mon compagnon,
ne pouvait entreprendre une si longue course dans l'état de santé
où il était et surtout à son âge. Mme la
baronne Lallemand ne pouvait qu'avec peine venir à pied à
la source de la Rallière, où les malades même les
plus faibles vont chaque matin boire leur verre d'eau. Le général
Lallemand réunissait pour moi toutes les qualités que
je pouvais demander à un compagnon de route au milieu des glaciers
et des rochers du Vignemale; mais il n'était pas encore arrivé
d'Espagne où il faisait alors la guerre. Il y avait bien à
Cauterets et dans les lieux d'eaux environnans plus de prétendans
à faire ce voyage que je n'en avais même besoin; mais j'étais
alors trop jeune et dans une position trop remarquable dans le monde
pour me mettre à courir non pas les champs, mais les montagnes,
avec une personne qui n'était au fait pour moi qu'un inconnu,
car on sait que les connaissances d'eaux sont encore plus passagères
que toute autre rencontre de voyage. Cependant il fallait me décider.
Je le fis d'une manière qui tranchait toute difficulté
et ne blessait personne par une préférence. - Je partis
seule, n'emmenant avec moi que le médecin des eaux, M. Labbat,
Joseph, mon valet de chambre particulier, les deux guides, Clément
et Martin, et quatre autres montagnards choisis par eux ; de plus nous
prîmes avec nous deux chasseurs d'isard (3) afin de tenter cette
chasse difficile si nous avions le bonheur de rencontrer une troupe
de ces cousins ou plutôt de ces frères des chamois des
Alpes suisses. M. Labbat, le médecin des eaux de Cauterets, depuis,
je pense, que les eaux existent, m'avait connue toute petite enfant
lorsque ma mère était venue à Cauterets. C'était
bien le meilleur des humains ; il avait alors cinquante-huit ans et
marchait comme un isard. - J'eus d'abord quelque peine à le décider,
car depuis le moment où j'avais mis dans ma tête d'aller
au sommet du Vignemale, M. Labbat n'avait jamais pu comprendre ma folle
envie de courir au travers de mille dangers, dont pour lui le plus important
était de mal déjeuner. Lorsqu'il fut rassuré par
moi à cet égard-là, en voyant le menu de tout ce
que contiendrait une vaste corbeille confiée aux soins particuliers
d'un jeune garçon de Cauterets, M. Labbat consentit enfin à
m'accompagner , quoiqu'il se fit une pauvre idée, disait-il à
M. Cherval, de ce que nous allions voir là-haut; car, après
tout, ce sont des pierres, de la neige, et puis de la neige et des pierres.
Et il se mettait à rire, tout enchanté qu'il était
de sa plaisanterie; c'était, du reste, un digne homme, honnête
créature s'il en fût jamais, mais ennuyeux assez souvent,
chose très compatible malheureusement avec la probité.
Toutes mes dispositions étant faites, le 27 août à
sept heures du soir je pris avec Martin mes derniers arrangemens; il
devait venir m'éveiller à trois heures le lendemain matin,
parce que le chemin bien connu de Cauterets à la Cerisay pouvait
se faire dans l'ombre du crépuscule et c'était autant
de gagné sur notre fatigante journée. Martin était
joyeux et fier d'être mon guide; lui et ses camarades n'ont pas
beaucoup de vénération pour les noms et les titres, choses
pour eux assez insignifiantes; mais quelqu'un , une femme surtout qui
marche bien et longtemps, qui gravit, descend et saute les rochers;
une telle femme inspirait la plus profonde vénération
à Martin et à Clément. C'était ainsi qu'ils
me considéraient comme la femme la plus parfaite qu'ils eussent
encore vue à Cauterets. La reine Hortense, qui marchait aussi
comme une biche, avait captivé leur admiration; mais dans leur
balance montagnarde j'étais de plus de poids, parce que, plus
robuste que la reine Hortense, je gravissais plus rapidement et marchais
plus long-temps. Dans cette partie de la chaîne des Pyrénées,
elle et moi nous sommes connues, surtout des guides-porteurs de Cauterets,
pour notre manière de marcher. - Marcher ! pour eux c'est tout
ce que l'on peut faire de plus admirable. Aussi ne s'inquiètent-ils
aucunement de ce que vous êtes.
Si vous marchez mal hum ! ils vous regardent..., secouent la tête,
sourient entre eux et vous voilà jugé.- Après cela,
faites demander, le jour d'après, Martin et Clément pour
vous servir de guides pour aller au Mouné ou bien aux Granges
de la reine (4), s'ils n'ont rien à faire ils iront avec vous
; mais si la bonne marcheuse les demande en même temps, ils refuseront
toute autre proposition pour aller avec elle, et ce n'est pas du tout,
je le répète, pour le nom ni le rang. - Ils appelaient
la reine Hortense la reine, ils m'appelaient la duchesse, comme ils
nous auraient nommées Marguerite ou Pasqualita; et c'est si vrai
qu'il y a eu bien souvent des duchesses à Cauterets et que pour
eux j'étais moi, sans que mon nom fût mis au bout de mon
titre; tout-à-fait comme la duchesse de don Quichotte. C'était
donc une vraie fête pour Clément et pour Martin que d'entreprendre
avec moi la grande course du Vignemale!... la plus élevée
de nos Pyrénées françaises !... Monter sur le Vignemale
! quelle gloire pour Martin depuis si long-temps obsédé
par la réputation de Laurence !... Laurence, ce guide fidèle
de Ramond ! ... Laurence qui est monté plus haut que M. Ramond
sur le pic du midi !... Eh bien! Martin va gravir une cime plus élevée....
Oh ! il était bien content, Martin; aussi fut-ce avec une sorte
de joie délirante qu'il me montra le soleil couchant colorant
de mille feux éblouissans le sommet neigeux du Vignemale, et
faisant étinceler ses chatoyans reflets d'émeraudes et
de rubis sur un ciel bleu vif et pur. - Je n'étais pas moins
satisfaite que lui, et je le congédiai pour faire ma toilette,
car j'avais un bal pour le même soir, et à cette époque
il n'existait aucun motif qui pût me faire priver d'un bal. Je
dansai donc jusqu'à une heure du matin, et me jetai ensuite sur
mon lit pour, y prendre deux heures de repos.
Mais quelle fut ma contrariété lorsque ma femme de chambre,
en tirant mes rideaux avec les yeux à demi ouverts et comme disposée
à les refermer la minute d'après, me dit que Martin était
là avec tout mon monde, mais qu'il ne croyait pas que le voyage
pût se faire, attendu que depuis une heure le brouillard enveloppait
tous les environs du lac de Gaube et qu'il croyait que...
Je l'interrompis au milieu de sa période, et sautant à
bas de mon lit je courus à la fenêtre, et l'ouvrant aussitôt
je jugeai mot-même ne ce qu'elle m'annonçait. Je vis en
effet la vallée de Cauterets totalement noyée dans cette
mer de brouillards qui descend sur elle et l'enveloppe aussitôt
que les jours d'été sont passés. Une brume épaisse
était surtout plus particulièrement abaissée sur
le Sommet de la nuit, première montagne que nous avions à
passer pour nous rendre au lac de Gaube. Cette déception qui
remplaçait une joie espérée me fut tellement désagréable
et presque amère que j'éprouvai un sentiment désagréable
et presque pénible. Je repoussai vivement la fenêtre et
je regagnais lentement mon lit quand une réflexion vint rapidement
éclairer tout ce qui m'entourait. Il était évident
que ce brouillard si voisin de nos toits, plus il était prés
de nous, plus les pics élevés devaient en être dégagés.
J'appelai Martin et Clément et leur communiquai mon idée
en leur demandant s'ils me garantissaient le voyage jusqu'à la
cascade de la Cerisay. A peine eus-je dit ce mot qui fit deviner mon
projet à Martin, qu'il fit un saut en pirouettant et faisant
fortement claquer ses doigts au-dessus de sa tête...
- C'est cela ! c'est cela ! s'écria-t-il; en route ! en route
! seulement il faut porter la duchesse jusqu'à la Cerisay pour
qu'elle ne soit pas mouillée en arrivant au lac de Gaube de façon
à' en être malade. En route ! répétait-il
en courant vers l'appartement de M. Labbat qui, tout satisfait d'avoir
vu le brouillard, s'était tranquillement recouché et ronflait
déjà quand Martin fut le réveiller en sonnant de
sa trompe des montagnes (5). -Mais il n'y a pas de bon sens, répétait-il
tout en s'habillant, partir par ce temps-là !... c'est votre
faute , Martin... c'est vous qui avez mis ce voyage maudit dans la tête
de la duchesse.... Ah! mon Dieu, on n'y voit non plus que dans un four.
Tandis que M. Labbat faisait sa toilette, je faisais aussi la mienne,
et voici comment j'étais habillée : mon costume n'était
pas précisément un modèle d'élégance,
mais pour ce que j'allais entreprendre il convenait admirablement.
J'avais pour chaussure de gros souliers faits par un M. Ackert d'Argelès
qui les avait soignés comme pour sa Marianous (6) : ils devaient
m'épargner une partie de la douleur que je devais nécessairement
trouver en traversant des plaines entières de lavanges pierreuses
aux arêtes vives et saillantes. Ce soulier était fait pour
supporter le crampon, car aussitôt que nous aurions gagné
le bas du principal pic du Vignemale, Martin m'avait prévenu
que nous trouverions de la glace sur ces plaines aériennes, ces
nappes formées par une neige primitive qu'un oiseau ne froisse
même jamais de son aile. Au talon de ces souliers on avait mis
de gros clous destinés à servir de crampons sur une sorte
de neige congelée qui est plus dangereuse peut-être pour
marcher que ne l'est la glace bien durcie. J'avais en outre des guêtres
pour garantir mes jambes des ronces, des bruyères et des genêts
épineux qui croissent en foule autour de la cascade du pont d'Espagne
et dans la forêt du vieux monde. Je portais un pantalon de nankin,
une petite redingote en casimir extrêmement léger, venant
seulement au-dessous du genou, et sur ma tête une grande capote
de batiste écrue. Mon costume montagnard était complété
par un bâton ferré surmonté d'une corne d'isard
bien noire et bien polie; mais ce qui achevait de le rendre parfait,
c'étaient une taille svelte et des jambes qui savaient gravir
les montagnes les plus rodes, franchir les torrens, descendre dans les
précipices, et ne reculaient devant aucun péril. Peut-être
bien la tête y était-elle pour quelque chose. Mais n'importe;
dans cette journée si remarquable dans mes souvenirs d'une bien
grande et bien utile ressource.
Nous partîmes de Cauterets plus tard que nous l'avions arrêté,
mais toute cette incertitude de temps nous avait beaucoup retardés,
et nous mîmes plus d'une demi-heure à nous rendre à
Mahourat (7) , en raison de l'épaisseur dit brouillard qui nous
gênait pour marcher en rendant le sentier humide et glissant.
Mais à peine eûmes-nous dépassé cette première
cascade que je m'applaudis d'avoir pris le parti de braver le brouillard.
A mesure que nous nous élevions l'air devenait plus pur et plus
léger. Ce n'était cette vapeur épaisse et fétide
qui nous oppressait de notre sortie du village, et bientôt nous
pûmes distinguer le ciel que l'aube blanchissait déjà.
A nos pieds la vallée et le village de Cauterets avec les maisons
blanches et les toits ardoises étaient cachés par cette
mer de brouillard que nous venions de traverser, tandis que le pic Sombre
(8), le pic de Viscoz, le Mouné, se coloraient rapidement des
premiers feux du matin.
Ce ne fut qu'à la cascade de la Cerisay que je m'arrêtai
pour prendre du repos. Le jour était alors tout-à-fait
levé et le soleil commençait à darder ses premiers
rayons à travers les masses de l'épais feuillage qui forme
l'enceinte et le dôme de ce lieu magnifique. Le bruissement léger
du vent du matin accompagnait le chant d'une multitude d'oiseaux qui
peuplent cette belle solitude et faisaient un joyeux salut à
cette heure de la journée, toujours si admirablement belle dans
les montagnes.
En arrivant dans le vestibule de cette merveille, si l'on peut parler
ainsi, j'ôtai le manteau dont je m'étais enveloppée
en partant de Cauterets, et que le brouillard avait imbibé d'eau,
et je m'arrêtai pour jouir du coup d'il magique offert à
mes yeux par, le, plus bel accident naturel qu'on puisse rencontrer
dans les Pyrénées et dans les Alpes, çà
d'ailleurs ils sont si fréquens. Je descendis ensuite avec précaution
la pente humide qui conduit au bord du précipice formé
par deux rochers d'un granit rouge brun, taillés à pic
et entre lesquels se précipite une rivière qui déjà
au pont d'Espagne tombe d'une hauteur de deux cents pieds, coule quelque
temps entre les vieux sapins à longues hyeuses de la forêt
du vieux monde, puis se précipite de nouveau entre les rochers
de la Cerisay d'une élévation de cent quatre-vingt pieds
et je parvient même qu'en une pluie nuageuse au fond du précipice,
tant les rapides secousses ont ébranlé sa masse. À
ce moment de la journée cette vapeur fine et condensée
qui s'élève en colonne spirale au-dessus du précipice,
frappée par les premiers feux du soleil, se colorait ainsi fortement
de toutes les couleurs du prisme et formait un arc-en-ciel parfait,
surmontant comme une couronne l'entrée du gouffre épouvantable
où disparaît tout un fleuve... C'est un beau spectacle
! mais pour en jouir il faut presque courir un danger. L'esplanade couverte
d'une herbe courte et épaisse est presque toujours tellement
humide que c'est avec peine qu'on évite une chute pour arriver
au bord de la cascade. Et lorsque l'on y est arrivé, il n'est
aucun moyen de voir le bel effet de sa chute, si ce n'est en s'appuyant
contre une moitié de tronc de sapin suspendu sur l'abîme
et qui tremble lui-même à chaque secousse donnée
aux rochers bruns et stériles qui forment toute cette belle uvre
de la création. Il est bien difficile de donner par la simple
description une idée de l'admirable effet produit par la Cerisay.
Le pinceau peut seul reproduire une impression forte et encore sera-t-il
toujours loin de la réalité. Cependant nous devons avoir
une grande obligation à M. Duperreux qui nous a donné
les vues les plus remarquables des Pyrénées (9) ; dans,
cette charmante la cascade de la Cerisay et la grotte de Gèdres
se font surtout admirer. La cascade de la Cerisay est formée
par l'un des gaves (10) des Pyrénées qui, étant
sorti des glaciers du Vignemale, où il a pris naissance , traverse
le lac de Gaube et après avoir formé, comme je l'ai dit
plus haut, les cascades du Pont-d'Espagne vient faire celle de la Cerisay,
puis celle de Mahourat et enfin se termine en gave de Cauterets et de
la vallée d'Argelès. Les rochers entre lesquels il tombe
à la Cerisay sont tellement lisses qu'ils semblent polis par
la main d'un habile ouvrier. Cette énorme masse d'eau produit
nu tel choc contre les rochers qui forment son enceinte que le retentissement
se fait sentir jusqu'à une distance bien éloignée
dans la montagne. Mais je ne puis assez recommander à ceux qui
feront le voyage des Pyrénées d'aller à la Cerisay,
mais surtout au soleil levant pour avoir la vue magique de cette ceinture,
puis de cette couronne irisée , brillant de tous, les feux du
prisme. J'ai vu toutes les merveilles des Alpes et des montagnes d'Espagne,
j'ai admiré les plus beaux effets de la création et je
puis affirmer que la cascade de la Cerisay est une des beautés
de la nature qui. ont produit en moi la plus vive impression.
En quittant la Cerisay, je jetai un dernier regard sur cette colonne
toute semée d'émeraudes, de rubis et de saphirs, et dominant
de son luxe étincelant la blancheur de la neige écumeuse
qui ressort plus éclatante encore à côté
du brun rougeâtre des rochers, tandis que la couronne du bois
de hêtre et des chênes qui surmonte cette magnifique décoration
complète admirablement-ce beau spectacle. En quittant la Cerisay,
on traverse un cahos (11) à peu près semblable à
celui de Gèdres, si ce n'est qu'il est plus circonscrit et moins
grandiose dans ses proportions. Il ne donne pas comme celui de Gèdres
la pensée fantastique qu'on est sur le champ de bataille des
Titans. Je parlerai plus tard du cahos de Gèdres.
Celui des cascades du Pont-d'Espagne n'a pas ce caractère de
tristesse et de désolation qui frappe d'abord dans l'autre :
ces mille sources d'une eau bouillante et sulfureuse dont la chaleur
brûle vos pieds, tandis que la vapeur fétide qui vous enveloppe
vous fait croire un moment que vous êtes en enfer; ces sources
qui dessèchent tout autour d'elles ne sont pas au cahos du Pont-d'Espagne
; ici tout est de la plus effrayante originalité et dans une
de ces proportions gigantesques qui frappent l'ame d'une impression
qu'il est impossible de décrire. Cette même masse d'eau
qui vient de vous présenter une vue ravissante à la Cerisay
avec son cadre de fleurs, de verdure, tout son prestige d'une création
magique, vous la retrouvez au Pont-d'Espagne, comme un de ces sites
qui s'offraient au voyageur, lorsque dans un des contes du moyen-âge
vous voyez un enchanteur frapper d'un coup de baguette une riante vallée
pour la changer en un désert affreux aux accidens terribles et
gigantesques; tout est différent de ce que vous venez d'admirer
; l'eau elle-même recevant un reflet rougeâtre de ces rochers
de granit sanguin entre lesquels elle se précipite vous présente
un objet qui trouble presque votre raison lorsque, rassuré en
partie par les guides, vous vous hasardez sur le pont tremblant jeté
au-dessus de l'abîme à une élévation de près
de deux cents pieds. Ce pont n'est formé que par deux troncs
de sapin noués l'un à l'autre par de fortes écorces
et recouverts seulement par un peu de terre; nulle rampe pour vous soutenir
si un vertige vous fait chanceler... nul appui ! (12)... Et tandis que
le gave, en se précipitant dans le gouffre, ébranle les
énormes masses qui le forment, le voyageur qui passe sur cette
bande de bois à laquelle en vérité on ne peut donner
le nom de pont, sent trembler cette bande légère sous
ses pieds tandis qu'il est suspendu sur l'abîme, et ne voit autour
de lui que des vestiges de désolation, de ruines de la nature,
comme si l'épée de feu de l'ange du Seigneur avait moissonné
tout ce que la main de Dieu avait primitivement versé avec profusion
de fleurs, d'ombrages et d'eaux limpides et de fraîches prairies,
dans ce désert entouré de merveilleuses beautés
et seul marqué d'un sceau de malédiction.
Après avoir quitté les cascades du Pont-d'Espagne, on
traverse une forêt de sapins appelée par les gens de la
montagne la forêt du vieux monde. La tradition du pays est que
jamais la main de l'homme n'a mis la cognée dans un de ces arbres
au tronc noueux, aux longues hyeuses, aux mousses argentées qui
recouvrent leurs branches chevelues. C'est dans cette forêt qu'on
trouve pour la première fois l'arbre vert, le chêne qui
donne le gland nommé bellota (13+) dont mangent les Espagnols.
Il y a également le chêne qui donne le liège. C'est
immédiatement après avoir traversé cette forêt
qu'on arrive au lac de Gaube. C'était là que nous devions
déjeuner ; il était alors huit heures, et je marchais
depuis le point du jour.
La duchesse d'Abrantès
(La suite au prochain numéro.)
(1) La reine Hortense. Ce voyage était si périlleux que
les deux guides dont je vais parier reçurent de la reine une
pension de 300 fr. et le droit de porter à leur boutonnière
une plaque d'or sur laquelle était écrit : Voyage au Vignemale,
25 juillet 1808.
(2) A la fin de l'été les avalanches sont bien plus à
craindre que quelques semaines plus tôt, le soleil ayant ébranlé
les masses de neige et de glace et pénétré dans
les plus profondes fissures.
(3) L'isard des Pyrénées est absolument semblable au chamois
des Alpes; la seule différence est dans la cerne qu'il a placée
différemment . le chamois la porte comme tous les animaux cornus,
l'isard a la sienne dans le sens inverse. La chair de l'isard est excellente
à manger; elle a beaucoup de ressemblance avec le chevreuil,
Cet animal ne marche jamais seul, et les troupes d'isards sont toujours
nombreuses. Ils se gardent militairement; il y a une sentinelle qui
pousse un cri aigu dès qu'elle voit quelque objet ou entend quelque
bruit.
(4) C'est une charmante métairie où la reine Hortense
allait souvent goûter et boire du lait. Elle est construite en
forme de châlet et domine toute la vallée de Cauterets,
celle d'Argelès, et une partie de celle de Luz. Elle est sur
le sommet du pic de Viscoz par lequel on peut se rendre de Cauterets
à Saint-Sauveur sans passer par Pierrefitte. On peut même
faire cette course à cheval. Je l'ai faite plusieurs fois. C'est
un site ravissant, surtout en ayant soin de traverser la lai de Tapuis.
(5) C'est un long cornet en cuir ou en cuivre dont les pâtres
se servent pour s'appeler entre eux. Ils ont aussi à cet effet
un signal qui produit plus de son peut-être: c'est en sifflant
avec trois doigts. Il faut avoir entendu ce bruit pour en avoir une
idée. J'ai retrouvé la même chose en Italie dans
les Apennins
(6) Quand une chose plaît on suppose que tout le monde la connaît.
Moi, je crois toujours que tout le monde connaît madame Ackert.
C'est une si ravissante créature que Marianous! - L'avez-vous
lue ? Eh bien! si vous ne connaissez pas madame Ackert, lisez-la. -
Celui qui a fait cette charmante nouvelle est un homme qui met de la
poésie dans sa peinture et de la peinture dans sa poésie.
- Et de l'esprit profond , charmant , naturel , bon, aimable , de cet
esprit devenu si rare aujourd'hui et qu'on est si heureux de retrouver.
Quand je vois un dessin de M. Gavarni, je lui dis. - Mon Dieu ! peignez
donc davantage.... Quand il me lit une de ses nouvelles, comme par exemple
madame Ackert, ou les Jarretières de la mariée, je dis
aussitôt: - Si j'étais de vous je ne ferais qu'écrire.
- Le résultat de cela c'est qu'il faut qu'il peigne et qu'il
écrive.
(7) Mahourat est une cascade formée par le même gave que
celui qui fait la Cerisay, mais elle est plus basse dans sa chute. Tout
au bord est une caverne sombre assez petite dans laquelle est une source
d'eau sulfureuse dont boivent les malades et Chaude à 30 degrés.
C'était de cette eau que je buvais chaque matin à la dose
de cinq et six verres.
(8) C'est la même montagne que celle appelée le sommet
de la Nuit par Ramond Reboul et Vidal. Elle est moins connue que le
Mouné et beaucoup plus élevée.
(9) M. Duperreux a fait de charmans tableaux où l'on peut retrouver
une partie de ses impressions, chose fort rare dans un peintre de paysage.
Les vues les plus remarquables qu'il ait faites sont celles de la Cerisay,
de Gèdres, la vallée d'Azun, sieurs autres tout aussi
parfaitement rendues. Mademoiselle Sarrazin vient de publier un voyage
dans les Pyrénées où son crayon lithographique
rappelle également la magie de son pinceau.
(10) Nom générique donné à tous les torrens
qui tombent des montagnes.
(11) On appelle ainsi une immense quantité, non pas de pierres,
mais de rocs détachés de la montagne probablement par
quelque tremblement de terre ou quelque secousse partielle.
(12) Les montagnards ne veulent pas convenir que leur pont est dangereux,
Ils mettent à sa sûreté le plus comique des amours-propres.
L'année d'avant, il était arrivé un accident affreux.
L'un des guides-porteurs, en allant au lac de Gaube, s'était
laissé tomber dans le gouffre et son corps n'avait pas même
été ramené sur les rochers de la cascade - Le plus
léger vestige de son cadavre mutilé n'avait pas même
été rendu par ces eaux bouillonnantes dont la force finit
par broyer le marbre qui les enferme... Eh bien! dis-je à Martin...
Eh bien! Me répondit-il, qu'est-ce que cela prouve pour la solidité
du pont ?... Pierre a toujours été maladroit.
(13) Quercus Bellota. - En Portugal il y en a une autre espèce
dont le fruit est également bon à manger (les pauvres
s'en nourrissent seuls maintenant). C'est le quercus Ilex : les Portugais
nomment son fruit bolota. Les deux espèces se mangent grillées
comme des châtaignes.
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