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L. Quicherat, Traité de versification française, 1838

Note sur les rimes

Rime léonime | consonnante | rurale | en goret | annexée | enchaînée | batelée | couronnée | empérière | brisée | rétrograde | sénée | vers par contradiction

Les anciens ont subdivisé les rimes en de nombreuses catégories, dont nous ferons connaître les princiaples.
La rime léonime était regardée comme la plus parfaite: c'était ce que nous appelons aujourd'hui la rime riche. Pierre Fabri, curé de Meray en Berri, prosodiste du temps de Charles VIII, dit que la rime léonime est la plus belle comme le lion est le plus beau des animaux. En s'exprimant ainsi, il veut faire entendre que l'étymologie de léonime est le mot Latin leo. Il cite ces quatre vers pour exemple de la richesse de cette rime.
« Glorieuse Vierge et. pucelle,
Qui es de Dieu mère et ancelle (1),
Pardonne-moi tous mes péchiez
Desquels je suis si entechiez (2). »

Il est beaucoup plus probable que le mot léonime est une corruption de léonine. Les vers léonins étaient des vers latins d'invention moderne, dont le milieu rimait avec la fin, et qui étaient un grand honneur lors des premiers essais de notre poésie nationale.
L'Art de la Rhétorique (3), imprimé en 1493, dit que la rime léonime est quand deux dictions sont semblables et en pareille consonnance, comme ces deux vers extraits du Roman de la Rose,
« Prudes femmes, par Saint-Denis,
Autant en est que de fenis (4). »

La rime consonnante était une rime moins riche. Il suffisait qu'elle sonnât à l'oreille, quoique le mot ne rimât pas par lui-même, mais seulement par la corruption ou le changement de sa terminaison, comme dans ce vers du Roman de la Rose :
« Gentillesse est noble, et si l'ain (5)
Qu'el n'entre mie en cuer vilain. »

Dans son poème de la Conquête de Jérusalem, Renax fait rimer maison avec royaume, qu'il écrit roion (ailleurs on trouve aussi roiaum, roiom). On faisait également rimer don avec prudhomme, qu'on écrivait prudon. La rime croisée est en usage dès le treizième siècle. Nous avons conservé et le nom et la chose. Dans l'Art de la Rhétorique, on reconnait encore la rime rurale.
Elle a lieu entre deux mots qui riment par la consonnance, mais non par l'articulation :
« Amours me font, par nuit penser
Où je n'ose par jour aller. »

La rime en goret présente deux mots écrits de même, mais ayant un sens différent :
« Telle bouche dit : bonne nuit,
Qui de la langue fort me jouit. »

Mais dans tous ces cas il n'est question que de la rime proprement dite, ou de la consonnance finale. On distinguait d'autres rimes, qui exigeaient des sons pareils ailleurs qu'à la terminaison, ou imposaient à la versification d'autres entraves. Ces puérilités étaient connues dès le treizième siècle, mais elles eurent surtout beaucoup de vogue au quinzième.

1° Rime annexée. La rime annexée ou fraternisée demande qu'un vers commence par le dernier mot ou la dernière syllabe du précédent:
« En désespoir mon coeur se mire ;
Mire (6) je n'ai sinon la mort;
Mort voudroie être sans support ;
Port n'est quelqu'un, mon mal empire. »
(DE CROY)
« Crétin n'entend en combats ou tournois
Tournois gagner, pour Molin empêcher :
Pêcher lui doit trop mieux par bons endroits
En droits canons, etc. »
CRÉTIN.
« Dieu gard ma maîtresse et régente
Gente de corps et de façon,
Son coeur tient le mien en sa tente
Tant et plus d'un ardent frisson.
S'on m'oyt pousser sur ma chanson
Son de luth ou harpes doucettes,
C'est espoir qui sans marrisson
Songer me fait en amourettes. »
MAROT.
Ces vers sont fréquents dans Marot, employés d'une manière non suivie :
« Mets voile au vent, cingle vers nous, Caron ;
Caron t'attend; et quand seras en tente,
Tant et plus bois bonum vinum charum,
Qu'arons (7), pour vrai, donques sans longue attente
Tente tes pieds à si descente sente
Sans te fâcher. »
MAROT
« Non, mais afin que si bien j'en apprinse
Que toi, qui es des pastouraux le prince,
Prinsses (8) plaisir à mon chant écouter...
Ce qui vous peut victorieuse rendre
De grant douleur, car quant à la pensée,
Panser la faut, petite ou effacée. »
MAROT.
Nous trouvons encore l'exemple suivant dans les Bigarrures du sieur Des Accords, dont le vrai nom est Taboureau :
« Pour dire vrai au temps qui court
Court (9) est un périlleux passage
Pas sage n'est qui va en court ;
Court est son bien et avantage
Rage est sa paix ; pleurs ses soulas ;
Las ! c'est un très piteux ménage.
Nage autre part pour tes ébats. »


Rime enchaînée. La rime enchaînée est distincte de la précédente : elle consiste dans un certain enchaînement de mots et de sens :
« Dieu des amants, de mort me garde
Me gardant, donne-moi bonheur ;
En me le donnant, prends ta darde ;
En la prenant, navre son coeur ! »
MAROT.

3° Rime batelée.
Elle a lieu quand la fin d'un vers rime avec la césure du suivant. On se servait pour ce genre du vers de dix syllabes :
« Quand Neptunus, puissant dieu de la mer,
Cesse d'armer galères et vaisseaux. »

Cette rime a été inventée par Jean Molinet de Valenciennes.

4° Rime couronnée. C'est une fin de vers précédée d'une consonnance pareille :
« Ma blanche colombelle belle
Souvent je vois priant, criant;
Mais dessous la cordelle d'elle,
Me jette un oeil friand, riant,
En me consommant et sommant
A douleur qui ma face efface. »
MAROT.
« On trouve encore ce genre en quelques vers isolés :
Tente tes pieds à si descente sente
Sans te fâcher, mais sois en content, tant
Qu'en le faisant, nous le soyons autant. »
MAROT.
Molinet et Crétin ont composé des vers couronnés qui présentent une difficulté de plus, c'est le rapprochement de deux syllabes pareilles à la césure :
« Molinet n'est sans bruit ne sans nom non ;
Il a son son, et, comme tu vois, voix;
Son doux plaid (10) plait, mieux que ne fait ton ton ;
Son vif art ard (11) plus clair que charbon bon. »
MOLINET.
« Molinet net ne rend son canon non ;
Trop de vent vend, et met nos ébats bas ;
Bon crédit dit, qui donne au renom nom...
Se Venus nus nous tient en ses lacs las. »
CRÉTIN.
La rime couronnée est une rime en écho.
On appelle particulièrement vers en écho des vers dont la dernière syllabe, ou les deux ou trois dernières étant répétées, font un mot qui, ajouté aux paroles précédentes, en achève le sens ou leur sert de réponse. Les exemples en sont fréquents dans les anciennes pastorales:
« Pour vous en dire plus, il faudrait vous pouvoir
Voir...
Aura- t-elle pitié de mon mal inoui ? - 
Oui. »

Les vers monosyllabiques sont très-souvent des vers en écho.
En voici un exemple de Gilles de Viniers, poète du treizième siècle :
« Au partir de la froidure
Dure
Que vois apprêté
Eté
Lors plains ma mésaventure
Cure
N'ai eu d'aimer;
Qu'amer
Ai souvent soit jeu trouvé, etc. »


5° Rime empérière
.   Elle veut à la fin du vers trois consonnances pareilles de suite :
« Benins lecteurs, très diligens gens, gens,
Prenez en gré mes imparfaits faits fait...
Qu'es-tu qu'une immonde, Monde, onde ? »


6° Rime équivoque. On nommait équivoque ou équivoquée une sorte de rime dans laquelle la dernière ou les dernières syllabes d'un vers étaient reprises à la fin du suivant, dans un sens différent :
« En m'ébattant je fais rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent je m'enrime (12) ;
Bref c'est pitié d'entre nous rimailleurs,

Car vous trouvez assez de rime ailleurs ;
Et quand vous plaît, mieux que moi rimassez ;
Des biens avez et de la rime assez ;
Mais moi à tout ma rime et ma rimaille,
Je ne soutiens, dont je suis marri, Maille. »
MAROT.
Marot n'a laissé que cette pièce entière en vers équivoques ; mais l'on trouve de ces vers parsemés dans ses ouvrages :
« Ci gît, repose et dort léans
Le feu évêque d'Orléans
Qu'il soit des fous maître passé :
Faut- il rire d'un trépassé ? »

Son devancier Crétin s'était particulièrement adonné à ce genre ; car Marot, voulant caractériser ce poète, dit :
« Le bon Crétin au vers équivoqué.
 »
Voici quelques vers d'une invocation à sainte Geneviève :
« Peuples en paix te plaise maintenir,
Et envers nous si bien la main tenir,
Qu'après la vie avons fin de mort sûre
Pour éviter infernale morsure. »
CRETIN.
L'Art de la Rhétorique donne un long catalogue de rimes équivoques, qu'il enseigne à reproduire jusqu'à quatre fois, dans des sens différents. Voici un échantillon de ces insipides jeux de mots : divers, dix vers (mètres), dix vers (insectes), d'hyvers ; sansonnet, sans sonnet, sans son est, Samson est.

7° Rime brisée. On donnait à la rime le nom de brisée, lorsqu'on pouvait briser les vers de telle manière que les repos formassent des vers, qui rimaient entre eux :
« De coeur parfait chassez toute douleur ;
Soyez soigneux, n'usez de nulle feinte ;
Sans vilain fait entretenez douceur ;
Vaillant et preux, abandonnez la feinte. »
OCT. SAINT-GELAIS.
Si l'on brise ces vers par la césure, il y aura :
« De coeur parfait
Soyez Soigneux ;
Sans vilain fait
Vaillant et preux.
Chassez toute douleur,
N'usez de nulle feinte
Entretenez douceur
Abandonnez la feinte. »

Ce genre se nommait aussi vers coupés.
Quelquefois les fragments de vers ainsi rapprochés présentent un sens opposé à celui du vers entier. En voici un exemple tiré des Bigarrures du sieur Des Accords :
« Je n'aimai onc, Anne, ton accointance (13) ;
A te déplaire je quiers incessamment
Je ne veux onc à toi prendre alliance
Ennui te faire est tout mon pensement. »

Ce qui donne, en assemblant les deux premiers pieds de chaque vers :
« Je n'aimai onc
A te déplaire;
Je ne veux onc
Ennui te faire. »

La Motte a proposé, et rempli plusieurs fois lui-même, des bouts-rimés qui se rapprochent de la rime brisée, avec cette différence toutefois que ce sont les mois de la fin du vers qui, placés à la suite, forment un sens. Les finales de ces vers sont les mots suivants : voilà Isabelle la belle ; déjà étincelle sa prunelle, etc. Ce tour de force a de plus les entraves du sonnet.

9° Rime rétrograde. Ce sont des vers qui, lus à rebours, offrent encore un sens, la mesure et la rime; comme les suivants:
« Triomphamment cherchez honneur et prix :
Désolé, coeurs, méchants, infortunes,
Terriblement êtes moqués et pris. »

Lisez de droite, à gauche, vous trouverez ces nouveaux, vers :
« Prix et honneur cherchez triomphamment, etc. »
Voici des vers rétrogrades de Baudoin de Condé, poète du treizième siècle, qui reposent sur un système bien autrement compliqué. Chaque couplet est de trois vers, mais faits de telle sorte qu'en lisant à rebours, on retrouve dans le même ordre les mêmes mots et les mêmes rimes :
« Amours est vie glorieuse
Tenir fait ordre gracieuse
Maintenir veut cortoises mours (14).
Maintenir veut cortoises mours
Gracieuse ordre, fait tenir
Glorieuse vie est amours. »


10° Rime sénée. Ce sont des vers où tous les mots commencent par la même lettre :
« Ardent amour, adorable Angélique. »
On nomme aussi ces vers tautogrammes.
Dans une pièce de longue haleine, Marot intercale sept vers qui ont chacun tous leurs mots commençant par la même lettre :
« Ces mots finis, demoure mon semblant
Triste, transi, tout terni, tout tremblant sûre
Sombre, songeant, sans sûre soutenance,
Dur d'esperit, dénué d'espérance
Mélancolle, morne, marri, musant,
Pâle, perplex, peureux, pensif, pesant, etc. »

Il y avait autrefois sur la porte du cimetière de Saint Severin une inscription composée dans ce système :
« Passant penses-tu pas passer par ce passage
pensant j'ai passé ?
Si tu n'y penses pas, passant, tu n'es pas sage
Car en n'y pensant pas, tu te verras passé. »

C'était défigurer par une misérable recherche des idées graves et convenables au sujet.

11° Vers par contradiction.
Ce genre rapproche une on deux fois dans chaque vers des idées qui se contredisent:
« En espérant, espoir me désespère,
Tant que la mort m'est vie très prospère,
Vie tourmentant de ce qui me contente,
Me contentant de ce qui me tourmente,
Pour la douleur des soulas que j'espère, etc. »
MAROT.
Jean de Meung a fait des vers de ce genre. On peut en lire deux tirades assez longues au commencement de la seconde partie du Roman de la Rose. On en trouvera encore dans le Champion des Dames :
« Amours, amours, joie ennuyeuse,
Amours, liesse enlangourée ;
Amours, charité envieuse,
Espérance désespérée,
Amours, couleur décolorée,
Ris pleurant, enfer glorieux,
Félicité très malheureuse,
Paradis mélancolieux, etc. »
MARTIN FRANC.
Mellin de Saint Gelais a fait aussi une description de l'amour par ces sortes de contradictions.
« C'est un portier qui ouvre sa maison
Aux ennemis, et aux amis la ferme,
Faisant les sens gouverneurs de raison.

C'est un refus qui assure et afferme,
Un affermer que désassure et nie,
Rendant le coeur en inconstance ferme.

C'est un jeûner qui pait et rassasie,
Un dévorer qui ne fait qu'affamer.
Un être (15) sain en fièvre et frénésie, etc. »


Notes de Quicherat
(1) Servante, ancilla.
(2) Pourvu
(3) Par Henri de Croy, d'autres disent par Jean Molinet.
(4) Phénix.
(5) Je l'aime c'est-à-dire et aussi l'aimé-je. On écrivait encore aim.
(6) Médecin
(7) Au lien de qu'aurons, que nous aurons.
(8) Prisses.
(9) La cour. Nous avons un reste de cette ancienne orthographe dans courtisan, courtiser.
(10) Discours.
(11) Brûle.
(12) Je m'enrhume.
(13) Ta société.
(14) Moeurs.
(15) C'est le verbe être à l'infinitif.



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