En 1925, le comte Albert de Luppé [1893-1970], tirant des archives de sa famille de larges extraits, édite et publie des Lettres inédites d’Adolphe de Custine au marquis de La Grange. C’est dans une de ces lettres, que le marquis Astolphe de Custine [1790–1857], militaire et diplomate, alors âgé de vingt-huit ans, dresse de lui-même un portrait complexe marqué par tous les traits d’un romantisme tardif.
Impuissant à mener à bien l’investigation psychologique de soi, l’auteur, saisi par la violence des contradictions qui s’affrontent en lui, éprouve un sentiment aigu d’inachèvement. L’unité primitive est perdue. La vie est un songe, l’être humain est une énigme.
« Depuis que je suis au monde, mon être est une énigme qu’aucun cœur n’a devinée, qu’aucun esprit n’a pénétrée, et que je puis expliquer moins que personne. Quelquefois, je me reproche de penser trop à moi, et je me dis que tous les hommes seraient de même, s’ils s’observaient autant ; mais c’est précisément cet abus de réflexion que je ne puis éviter, et qui me caractérise. Je vis comme un torrent, qui, au lieu de remplir son lit, creuse un abîme à sa source et s’y précipite en tourbillon. Je suis voué à une tristesse innée, qui vient sans doute des contradictions de ma nature. Je suis violent et inactif, j’ai l’âme passionnée et paresseuse ; avide de tout, je demeure indifférent à tout, inactif à regret, et, cependant, ennemi de tout effort. La vie pour moi n’est qu’un songe, et mes jours ne sont marqués que par la perte des illusions. Je me tire de cet état par un calme, par un aplomb qui ne sont qu’apparents ; mais cette apparence même m’est utile, et mon âme s’aide de ce qu’on la croit pour devenir ce qu’elle devrait être. Je souffre plus que je puis dire de mon caractère incomplet. Rien n’est un, rien n’est achevé, ni dans mon cœur, ni dans mon esprit ; et si vous me connaissiez à fond, vous apercevriez partout des lacunes et des disparates. Mon âme ne connaît point sa force ; je n’ai vécu qu’avec une partie de moi-même. Le reste attend, pour éclore, un soleil plus propice … Mon plus grand mal, c’est de n’avoir jamais aimé comme j’étais capable de le faire, comme je sens que je le suis encore. Indifférent sans froideur, je brûle d’un feu sans objet, qui me dévore, faute d’aliment. Si j’avais pu me vouer uniquement au bonheur d’un autre, vivre tout entier dans un être adoré, m’oublier, me perdre dans une vie plus céleste, plus pure que la mienne, quelle qu’en eûssent été les suites, je serais moins malheureux. J’aurais, du moins, employé toute mon âme ! ! Mais exister à si peu de frais, quand on est si riche, et, cependant, se fatiguer, s’user, mourir comme si l’on avait dépensé sa vie, c’est une espèce d’avarice morale qui fait mon supplice. Tout sentiment, toute affection qui vient à mon secours dans ce dénuement, me paraît un ange consolateur, une voix céleste qui m’exhorte à la patience, au courage, en me rappelant mes droits éternels au bonheur et à la vie. J’ai renoncé depuis longtemps à rencontrer l’être idéal qui pourrait m’en faire jouir dans ce monde. D’ailleurs, il ne m’est peut-être pas donné d’éprouver sur la terre toute la puissance de mon âme ; et mes mécomptes ne viennent que de ce que j’applique à une sphère bornée des facultés préparées pour l’infini. Si l’on n’avait qu’un but, qu’un besoin ! Mais l’unité, source de toute vie, se subdivise, se multiplie en tant de branches, se prend en tant de détours dans ce monde, qu’on l’oublie, qu’on la méconnaît, et qu’on finit par la nier ».
Lettre du marquis Astolphe de Custine au marquis de La Grange en date du 27 juillet 1818.
Publiée dans les Lettres inédites d’Adolphe de Custine au marquis de La Grange.
[Paris : Les Presses françaises, collection Bibliothèque romantique, n°9. In-12, [IX]-XXXVI-163 p., 1925].
SOURCE.
https://data.bnf.fr/fr/11898340/astolphe_de_custine/