Victor Cousin, Portrait de Hegel

Au cours de son premier voyage en Allemagne, effectué de fin juillet à mi-novembre 1817, V. Cousin rencontre le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel [1770-1831] à Heidelberg « sans le chercher et comme par hasard ».
Quinze ans plus tard, en 1833, dans la Préface de la deuxième édition de ses Fragments philosophiques, alors que Hegel est mort depuis deux ans, Victor Cousin [1792-1867] trace un portrait du philosophe allemand, avec lequel il était resté en contact toute sa vie.

« J’ai déjà dit […] comment je traversai la philosophie de Kant. Celle de Fichte ne pouvait m’arrêter long-temps, et à la fin de l’année 1817 j’avais laissé derrière moi la première école allemande. C’est alors que je fis une course en Allemagne. Je puis dire qu’à cette époque de ma vie, j’étais précisément dans l’état où s’était trouvée l’Allemagne elle-même au commencement du dix-neuvième siècle, après Kant et Fichte, et à l’apparition de la philosophie de la nature. Ma méthode, ma direction, ma psychologie, mes vues générales étaient arrêtées, et elles me conduisaient à la philosophie de la nature. Je ne vis qu’elle en Allemagne. […] Je ne fus vivement frappé que de la nouvelle philosophie. Elle agitait encore et partageait l’Allemagne comme aux jours de sa nouveauté. Le grand nom de Schelling retentissait dans toutes les écoles ; ici célébré, là presque maudit, partout excitant cet intérêt passionné, ce concert d’ardens éloges et d’attaques violentes que nous appelons la gloire. Je ne vis pas Schelling cette fois ; mais à sa place je rencontrai, sans le chercher et comme par hasard, Hegel à Heidelberg [note 1]. Je commençai par lui, et c’est par lui aussi que j’ai fini en Allemagne.

Il s’en faut bien que Hegel fût alors l’homme célèbre [note 2] que j’ai depuis retrouvé à Berlin, fixant sur lui tous les regards, et à la tête d’une école nombreuse et ardente. Hegel n’avait encore d’autre réputation que celle d’un disciple distingué de Schelling. Il avait publié des livres qu’on avait peu lus ; son enseignement commençait à peine à se faire connaître davantage. L ‘Encyclopédie des sciences philosophiques [note 3] paraissait en ce moment, et j’en avais eu un des premiers exemplaires. C’était un livre tout hérissé de formules d’une apparence assez scholastique, et écrit dans une langue très-peu lucide, surtout pour moi. Hegel ne savait pas beaucoup plus le français que je ne savais l’allemand [note 4], et, enfoncé dans ses études, mal sûr encore de lui-même et de sa renommée, il ne voyait presque personne, et, pour tout dire, il n’était pas d’une amabilité extrême. Je ne puis comprendre comment un jeune homme obscur parvint à l’intéresser ; mais au bout d’une heure il fut à moi comme je fus à lui, et jusqu’au dernier moment notre amitié, plus d’une fois éprouvée, ne s’est pas démentie. Dès la première conversation, je le devinai, je compris toute sa portée, je me sentis en présence d’un homme supérieur ; et quand d’Heidelberg je continuai ma course en Allemagne, je l’annonçai partout, je le prophétisai en quelque sorte ; et à mon retour en France, je dis à mes amis : Messieurs, j’ai vu un homme de génie. L’impression que m’avait laissé Hegel était profonde, mais confuse [note 5]. L’année suivante j’allais chercher à Munich l’auteur même du système. On ne peut pas se moins ressembler que le disciple et le maître. Hegel laisse à peine tomber de rares et profondes paroles, quelque peu énigmatiques ; sa diction forte mais embarassée, son visage immobile, son front couvert de nuages, semble l’image de la pensée qui se replie sur elle-même. Schelling [note 6] est la pensée qui se développe ; son langage est, comme son regard, plein d’éclat et de vie : il est naturellement éloquent. […] ».[V. Cousin. Préface de la deuxième édition des Fragments philosophiques. 1833]

 

NOTES POUR L’INTELLIGENCE DU TEXTE DE V. COUSIN.

NOTE 1. HEGEL À HEIDELBERG.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel [1770-1831]. D’abord privat-dozent, puis, grâce à la recommandation de Goethe, professeur extraordinaire, et enfin professeur ordinaire à l’Université d’Iéna [1801-1807] où il est l’assistant de Friedrich von Schelling [1775-1854], dans la chaire laissée vacante par la démission de Johann Gottlieb Fichte [1762-1814] au centre de ce qu’on a appelé « la querelle de l’athéisme ».

Puis demeure quelque temps à Bamberg [Franconie] entre mars 1807 et 1808 où il est l’éditeur de la Bramberger Zeitung [Gazette de Bramberg], tout en gardant le titre de Professeur en congé de l’Université d’Iéna.

Ensuite, Hegel, grâce au soutien de son ami Friedrich Immanuel Niethammer [1766-1848] alors conseiller supérieur au Ministère des Écoles et Cultes de Munich, est nommé recteur, et enseignant de propédeutique philosophique, du gymnasium [lycée] de Saint-Gilles à Nuremberg [Bavière] de novembre 1808 à 1816.

Alors qu’on lui propose de choisir un poste entre les villes d’Erlangen, Heidelberg et Berlin, Hegel, sous l’amicale pression du philologue Georg Friedrich Creuzer [1771-1858], du professeur de théologie Carl Daub [1765-1836] et du juriste Anton Thibaut [1772-1840], tous ses amis, et enseignants à Heidelberg, choisit Heidelberg [Pays de Bade] où il se rend en octobre 1816. Il y reste deux ans : 1816-1817 et 1817-1818.

C’est là que le rencontre, pour la première fois, en août 1817, V. Cousin parti de Paris pour un long périple en Allemagne : Marbourg, Göttingue, Dresde, Leipzig, Iéna, Weimar, Wurzbourg, Heidelberg à nouveau à la mi-novembre.

 

NOTE 2. IL S’EN FAUT BIEN QUE HEGEL FÛT ALORS L’HOMME CÉLÈBRE…

Contrairement à ce que dit V. Cousin, Hegel n’est pas tout à fait un inconnu dans l’univers philosophique de l’Allemagne de 1817.

En juillet 1801 Hegel fait publier son écrit Differenz des Fichte'schen und Schelling'schen Systems der Philosophie [La différence entre les systèmes de Fichte et de Schelling], en même temps qu’il soutient sa thèse latine De orbitis planetarum, lui permettant d’être privat-dozent.

Tandis qu’il est à Iéna, il co-dirige avec Friedrich Wilhem Joseph Schelling [1775-1854] une gazette littéraire le Kritisches Journal der Philosophie [Journal critique de Philosophie], dans lequel, respectant le principe de ne pas signer les contributions, il fait paraître plusieurs textes dont Glauben und Wissen [Foi et Savoir-1801] ; des Manières de traiter scientifiquement du droit naturel [1802-1803].

Il donne des articles au Journal littéraire d’Erlangen, notamment sur Les Principes de la philosophie spéculative de Friedrich Bouterwek [1766-1828].

Fin mars 1807, Hegel avait publié Phänomenologie des Geistes [Phénoménologie de l’esprit], ouvrage de près de sept cents pages, conçu initialement comme première partie d’un livre qui se serait intitulé Système de la science. A commencé à travailler sur ce livre dès 1805, en achève la rédaction proprement dite fin 1806, puis rédige une longue Préface.

En 1812, il avait fait paraître Wissenschaft der Logik, Erster Band, Die objektive Logik ; Erstes Buch, Die Lehre vom Sein ; Zweites buch, Die Lehre vom Wesen [Science de la logique. Premier tome : La logique objective. Premier livre : La doctrine de l’Être, deuxième livre : la doctrine de l’Essence].

En 1816, Wissenschaft der Logik, Zweiter Band, Die subjektive Logik oder Lehre vom Begriff [Science de la logique. Deuxième tome : La logique subjective, ou la doctrine du concept].

Il donne aux Heidelberger Jahrbücher der Literatur, dont il est co-éditeur, et responsable des articles philologiques et philosophiques,un article sur Jacobi, ainsi qu’un Compte-rendu des Délibérations des assemblées du royaume de Württemberg.

 

NOTE 3. L’ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES.

L’ Encyklopädie der philosophischen Wissenschaften vient en effet de paraître en 1817. Comme l’indique Hegel, dans la Préface de la première édition : « Le besoin de fournir à mes auditeurs un fil conducteur pour mes leçons de philosophie est la première raison qui m’invite à publier cette vue d’ensemble sur toute l’étendue de la philosophie […] ». Et il poursuit : « Le titre de cet ouvrage voudrait montrer à la fois l’étendue d’un tout et le projet que nous avons de réserver les détails pour l’enseignement oral ».

Composé en trois grandes parties : La Science de la logique ; Philosophie de la nature ; Philosophie de l’esprit, le texte se présente sous forme d’une série de paragraphes [un peu plus de cinq cents dans la troisième édition de 1830], abrégés quant à leur contenu, restreints quant à leur démonstration.

L’ouvrage doit être envisagé seulement comme un manuel, dont le texte délibérément concentré sert d’appui à l’enseignement oral.

Dans un autre texte, publié quelques années plus tard en avril 1838, dans la Revue française [tome 6, pages 215-238] intitulé « Souvenirs d’Allemagne. Notes d’un journal de voyage » V. Cousin apporte un éclairage supplémentaire :

« Lorsque je le quittai, il [Hegel] me donna pour me tenir lieu de lui-même pendant mon voyage son Encyclopédie des sciences philosophiques. Cet ouvrage, qui depuis a fait tant de bruit, paraissait en ce moment, et je reçus de la main de l’auteur un des premiers exemplaires. Je me suis jeté dessus ; mais il m’a parfaitement résisté, et je n’ai pas saisi grand chose ».

Beaucoup plus tard, dans son livre Victor Cousin et son œuvre. [Paris : Calmann-Lévy. 1885], Paul Janet [1823-1899] raconte, évoquant aussi Friedrich Wilhelm Carové [1789-1852], juriste et philosophe allemand disciple de Hegel : « Hegel venait de publier son Encyclopédie ; Cousin essaya de la déchiffrer à l’aide d’un des disciples du maître, Carové, avec qui il se promenait tous les matins dans l’Allée des philosophes, le manuel de Hegel à la main, l’un interrogeant, l’autre répondant ».

 

[note 4] HEGEL NE SAVAIT PAS BEAUCOUP PLUS LE FRANÇAIS…

Il y a une injustice certaine dans ce propos de V. Cousin. En témoignent toutes les lettres de Hegel, toutes écrites en un français parfait, adressées à V. Cousin, depuis la lettre du 5 août 1818, jusqu’à la lettre écrite de Berlin du 26 février 1830.

Henri Heine, dans De l’Allemagne, publié d’abord en français, en 1834, comme une série d’articles parus dans la Revue des Deux-Mondes, fait justice de ce propos et se moque, à ce sujet aussi, de V. Cousin : « Nous sommes étonné que M. Cousin ait pu se faire violence pour passer des nuits entières en conversation avec Hegel, auquel l'auteur semble reprocher de n'avoir guère entendu le français. D'abord ce reproche n'est pas français. Ensuite pourquoi M. Cousin n'a-t-il pas suppléé lui-même à ce défaut ? lui qui prétend en France si bien comprendre la langue allemande ; car M. Cousin est trop modeste pour avoir jamais eu cette prétention-là en Allemagne, et si Hegel ne se fût pas donné la peine de parler français tant bien que mal, M. Cousin eût été réduit à jouer le rôle d'un sourd-muet ».

NOTE 5. FRIEDRICH WILHELM JOSEPH  SCHELLING.

Friedrich Wilhelm Joseph Schelling [1775-1854] quitte Heidelberg en septembre 1803 pour devenir professeur dans la nouvelle Université de Würzburg [septembre 1803-avril 1806], permettant ainsi à Hegel de passer du statut de professeur extra-ordinaire à celui de professeur ordinaire.

Les relations entre Hegel et Schelling se distendent en raison de cet éloignement, mais aussi à la suite de la publication de la Phénoménologie de l’esprit.

V. Cousin perçoit bien l’opposition qui, au cours du temps, s’amplifie entre Schelling et Hegel. Et Henri Heine, qui a été en son temps auditeur de Hegel à Berlin, lecteur de cette Préface à la seconde édition des Fragments philosophiques  pointe sans pitié l’attitude ambiguë de Cousin : « M. Cousin a visité l'Allemagne, et c'est dans ses voyages d'outre-Rhin qu'il apprit à connaître et à estimer Schelling et Hegel, qu'il appelle les deux chefs de la philosophie de notre siècle, ses deux amis et ses deux maîtres. M. Cousin appelle Hegel son ami, et quel est l'homme qui ne trouverait pas son ami aimable! On serait presque tenté de croire que M. Cousin a fait semblant de dédaigner son ami Hegel, qui est mort, dans le dessein de s'insinuer auprès de son autre ami Schelling, encore vivant. M. Cousin se montre d'autant plus incapable d'apprécier le génie et le caractère de Hegel, qu'il cherche à le représenter sous un faux jour. M. Cousin s'imagine-t-il que Schelling lui en saura gré ? Au moyen de pareilles manigances, on peut se rendre un homme officieux, mais jamais ami. Enfin, que M. Cousin se désillusionne, et qu'il sache une fois pour toutes, qu'au milieu des philosophes allemands, il n'est point parmi ses pairs. ».

Commentant l’accueil fait à cette seconde Préface, V. Cousin écrit à Schelling, dans une lettre datée du 13 octobre 1833 : « Il y a des gens à Berlin qui trouvent que j’ai fait à Hegel une trop petite place, et à vous une trop grande. Mais je trouve par trop absurde de nier que vous soyez le maître de l’École entière ».

La question de la comparaison que V. Cousin peut être tenté de faire entre Hegel et Schelling réapparait dans une lettre de V. Cousin à Schelling, en date du 28 septembre 1834, dans laquelle V. Cousin se plaint d’un article paru dans le Jahrbücher für Wissenschaftliche Kritik : «En même temps que je recevais ce témoignage d’estime du premier philosophe de mon temps [Schelling], il m’est arrivé un cahier du Jahrbücher für Wissenschaftliche Kritik (août) dans lequel un M. Hinrichs me traite comme un de ses écoliers, et non content d’attaquer mes travaux, ce qui est permis à tout le monde, sauf un peu de politesse, s’en prend à mon caractère, et m’accuse, savez-vous de quoi ? de m’être moqué de M. Hegel, et de l’avoir tourné en ridicule, afin de vous plaire et de vous faire ma cour, bien inutilement, selon M. Hinrichs ; car vous ne pouvez songer à accorder une noble amitié, edle Freundschaft, à un homme comme moi. En vérité, ceci passe la permission ».

V. Cousin doit à Schelling d’être nommé membre associé étranger de la classe de philosophie et de philologie de l’Académie royale des sciences de Munich, en juin 1830. Et c’est par l’entremise de V. Cousin que Friedrich vonSchelling est élu en janvier 1834 correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, puis en mars 1835 associé étranger.