Au rythme des ans, les devantures parisiennes se font et se défont. Mais si le regard se porte plus haut apparaissent alors souvent des témoins du temps jadis. Ainsi ce « Grand St.-Antoine », avec son cochon, témoigne-t’il d’une histoire ancienne. Qui vaut la peine d’être encore contée.
LE MOINE FRANCISCAIN.
Juché à l’entresol, au coin d’une rue, et protégé des fientes des pigeons par une fine grille aux mailles serrées, le « Grand Saint-Antoine » jette un regard vague aux passants qui vaquent à leurs occupations sans le voir.
Longue robe de bure, aux plis contournés, large capuche pour se protéger du vent et de la pluie, ceinture faite d’une simple corde nouée serrée au dessus de la taille, les fidèles ne manqueraient pas de reconnaître la tenue des moines franciscains, ceux qu’autrefois on appelait les Cordeliers.
Nous sommes loin de la mièvrerie saint-sulpicienne, où le visage est toujours empreint d’une douceur angélique, et le geste plein d’une onction doucereuse.
L’homme porte la longue barbe des ermites. On devine dans son attitude la fermeté farouche du propagateur de la Foi.
À y regarder de plus près, on repère quelques attributs : tenu dans la main droite l’énorme Livre qui ne peut manquer de contenir les Saintes-Écritures ; la corde avec ses trois nœuds symboliques rappelant les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance ; et même la grande tige de fleurs de lys…
ANTOINE DE PADOUE.
Mais le cochon, me direz-vous ? Que vient faire le cochon ?
C’est que ce « Grand Saint-Antoine » est peut-être un certain Fernando Martino de Bulhöes, natif de Lisbonne, à la toute fin du XIIème siècle, pérégrinant en Espagne, au Maroc, en Sicile, en Italie, en France, en Italie à nouveau.Il parsemait sa route de miracles si admirables que les incroyants se convertissaient rien qu’à l’entendre. Et que sa mort, dans un monastère de Padoue, alors qu’il venait à peine de fêter ses trente-six ans, fut universellement regrettée dans toute la chrétienté.
Peintures et sculptures traditionnelles le montrent la plupart du temps tenant l’Enfant-Jésus dans ses bras. On y ajoute presque toujours un grand in-quarto évoquant l’Ancien et le Nouveau Testament. Les fleurs de lys, symboles de candeur, et signes de dévotion à la Vierge-Marie, sont toujours présentes.
Le cochon, lui, est en surnuméraire. Il n’a pas là sa place. Il s’est invité ici de lui-même, sans qu’on l’en ait prié le moins du monde.
RÉHABILITATION DU COCHON.
Mais il faut se méfier des impressions premières. Et savoir porter son regard un peu de côté : nous sommes à Paris, à la limite du dixième arrondissement, à l’aplomb d’une maison située au 2 de la rue du Faubourg Saint-Denis et faisant angle avec le boulevard Saint-Denis.
Les amoureux du vieux Paris se souviendront, qu’à peu de choses près, c’était, il y a presque cent ans, l’emplacement de la boutique de deux riches charcutiers.
L’un Bernard Véro, originaire de Lyon ; l’autre François Dodat, venu de Chasselay au Mont-Dore. Ils furent célèbres au temps de la Restauration politique, non seulement pour leurs cervelas, leurs saucissons à la pistache ou autres sabodets lyonnais, mais plus encore pour s’être lancés avec succès, entre 1823 et 1826, dans une opération foncière de démolition-construction, qui les fit millionnaires, en faisant sombrer dans l’oubli l’hôtel particulier des Dreux d’Aubray qu’il fallut bien abattre. Ce qui leur permit enfin d’entrer à visage découvert dans la haute société des spéculateurs immobiliers.
Ce dont porte témoignage le passage couvert situé entre le Palais-Royal et les Halles, le 2 de la rue du Bouloi et le 17 de la rue Jean-Jacques Rousseau, portant aujourd’hui encore fièrement à son porche d’entrée, en lettres d’or, leurs deux noms accolés : Galerie Véro-Dodat.
Dès lors, le cochon se trouve réhabilité. Car tout le monde sait que le cochon est l’animal fétiche des métiers de la charcuterie, à condition bien sûr, tout de même, d’être introduit par le Grand Saint-Antoine.
L’ANCÊTRE DES ANACHORÈTES.
Oui, mais alors là, nouveau casse-tête. Est-ce bien le moine franciscain à la robe de bure que l’on célèbre ici, ou un autre Antoine ?
Ce dernier, de beaucoup antérieur, puisqu’ayant vécu à cheval sur le deuxième et troisième siècle de notre ère. Ermite chrétien de Haute-Égypte cherchant sans cesse à se soustraire à la nuée des disciples enthousiastes, quitte à s’enfoncer toujours plus avant dans les forteresses abandonnées, les tombeaux et les déserts. Pour jouir enfin de la solitude qui convient au sage et s’approcher ainsi de l’Éternel.
La légende s’étant emparée de ce personnage d’exception n’a pas manqué de rapporter avec force détails la ronde infernale des tentations ourdies par Satan, secondé dans son infâme besogne par un cortège de démons aux cent visages, tantôt terribles, tantôt sensuels. Pourtant, toujours tenté, Antoine ne cède jamais.
Mais, ici, malgré l’envie qu’on en a, la référence au cochon serait précipitée.
LA PUISSANCE DES RELIQUES.
Encore une fois il faut se laisser bercer par les sortilèges de l’hagiographie. Croire que ce vertueux Antoine fut enterré, à cent ans passés, à Alexandrie, puis transporté à Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, dans la basilique Sainte-Sophie.
Et qu’enfin, à la suite d’une quelconque croisade contre les Infidèles, ou d’un simple pèlerinage en Terre Sainte, croire que ses restes furent autour de l’an mil, grâce à quelque preux chevalier, transférés en France, dans l’église de la Motte-au-Bois, modeste village perdu dans le Dauphiné, quelque part sur une des routes de Saint-Jacques de Compostelle.
Les reliques sont faites pour être honorées, en échange de quoi elles produisent des miracles. Sorte de spirale vertueuse, dans laquelle les pèlerins accourent de plus en plus nombreux tandis que les prodiges se multiplient.
Chaque relique a sa spécialité. Celle d’Antoine l’Ermite, autrement dit du Grand Saint-Antoine, guérissait, dit-on, du Mal des Ardents qui se manifeste par des brûlures insupportables, des convulsions incontrôlables, des gangrènes incurables. Prenant la forme d’épidémie mystérieuse, cette maladie est en réalité provoquée par l’ingestion de pain contaminé par l’ergot de seigle, champignon minuscule infectant, sur les sols trop humides, le seigle, l’orge ou le blé.
Qu’importe l’ignorance du temps. Les guérisons miraculeuses furent telles qu’on agrandit la modeste église primitive et qu’on en vint à construire une abbaye, un hôpital, et pour faire vivre tout cela, avec la bénédiction du pape, l’ordre religieux des Antonins.
Ces religieux hospitaliers, fils spirituels du Grand Saint-Antoine, obtinrent assez vite un privilège : celui de pouvoir laisser vagabonder à leur guise, hors de l’enclos, les cochons qu’ils élevaient et qui, sans doute munis d’une clochette passée au cou avertissant de leurs déplacements, les accompagnaient en bande.
Ainsi le charmant petit animal tout rose, au groin fureteur, aux longues oreilles, à l’oeil malicieux et à la queue en tire-bouchon, retrouve-t’il une place légitime dans la représentation contemporaine de Saint-Antoine.
LA SUPERPOSITION DES IMAGES.
Lorsqu’en 1884, Charles Gauthier, architecte de cette maison sise au 2 rue du Faubourg Saint-Denis, décide de célébrer à sa manière le souvenir des charcutiers Véro et Dodat, il lui vient à l’esprit de représenter le Grand Saint-Antoine et son cochon. Autrement dit plutôt Antoine l’Ermite de la fin du II ème siècle, qu’Antoine de Padoue, de la toute fin du XII ème siècle.
Mais les images convenues qu’il a en l’esprit rendent prégnantes aussi bien les attributs de l’un que de l’autre. D’où la barbe d’ermite du premier et la corde serrée du second ; et non sans malice le cochon grignotant les fleurs de lys du Docteur de l’Église.
Qui reprocherait aujourd’hui cette superposition un peu fantaisiste des images ? Les piétons de Paris se pressant à la Porte Saint-Denis, déambulent par là sans porter attention au « Grand Saint-Antoine ». Ils ne sauraient donc s’offusquer d’un mélange des genres.
À peine se souvient-on encore que pour un objet perdu on peut toujours dans une église, d’une manière discrète, allumer un cierge auprès de la statue du bon Saint-Antoine de Padoue, ou même placer une piécette dans le tronc qui lui est dédié. Mais ceci est une autre histoire, où le cochon, rose ou pas, n’a aucun rôle à jouer.
DANS TOUT HOMME QUI DORT.
Laissons donc le soir tomber, et l’ombre de la nuit estomper le relief de toutes choses. Et ne nous étonnons pas si jamais, à la lumière complice de la lune, nous surprenons la bête abandonner en douce sa niche, puis trottiner dans le faubourg, furetant à la recherche d’immondices tombés de l’étal d’un marchand de quatre-saisons. À moins, que de l’autre côté, égarant nos pas sur l’asphalte du boulevard, nous voyons ce même cochon jeter un regard concupiscent vers ces femmes venues d’ailleurs, qui le jour et la nuit tiennent le pavé, pour exercer ce que pudiquement on appelle le plus vieux métier du monde.
Pendant ce temps là, le « Grand Saint-Antoine », qui en a vu d’autres, s’est doucement assoupi, ce qui l’empêche une fois encore de rappeler à l’ordre son compagnon préféré.
© JJB, mars 2015