Le 15 décembre 1847, paraît le premier numéro de la revue La Liberté de penser, Revue philosophique et littéraire, fondée par Amédée Jacques. La revue paraît le 15 de chaque mois, et va fonctionner sur quarante-huit numéros, jusqu’au 21 novembre 1851, avec la collaboration initiale d’Ernest Bersot [1816-1880], d’Émile Saisset [1814-1863], de Jules Simon [1814-1896]. On trouvera ici le texte intégral de son éditorial.
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Biographie d'Amédée Jacques (1813-1865)
Études au lycée Bourbon [lycée Condorcet], ancien élève de l'École normale [1832], agrégation de philosophie [1835], doctorat ès-lettres avec une thèse sur Aristote considéré comme historien de la philosophie (Paris, 1837). Enseigne à Amiens et à Versailles, puis après 1837, au collège Louis le Grand et à l'École normale. Agrégé d'enseignement supérieur en philosophie en 1843.Rédige plusieurs articles pour la première édition du Dictionnaire des sciences philosophiques d'Adolphe Franck (1844-1852). Contribue pour la partie "psychologie", [avec Jules Simon et Émile Saisset] à un Manuel de philosophie (Paris, 1846). Rédige différentes préfaces aux oeuvres de Fénelon, de Leibniz, de Samuel Clarke, dont il est l'éditeur.
Intervient à l'Académie des sciences morales et politiques [Mémoire sur le sens commun, 1847].
Fonde en décembre 1847 la revue La Liberté de penser où il exprime ses idées libérales et démocratiques, qui lui font soutenir la Révolution de 1848. Mais y faisant une critique du premier enseignement religieux donné aux enfants, il perd sa chaire, et un arrêté du Conseil supérieur de l'instruction publique l'interdit d'enseignement.
Le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, 2 décembre 1851, lui fait quitter la France, tandis que sa revue est interdite. Grâce à Alexandre Humboldt [1769-1859], qui séjourne régulièrement à Paris, est chargé d'aller en Uruguay, à Montevideo, pour organiser un grand établissement d'enseignement. Directeur du Collège de San Miguel de Tucuman en Argentine (1858), se consacre à la rénovation du système d'enseignement, au plan régional et national. Devient, dans la capitale de l'Argentine, le recteur du Collège de Buenos-Aires (1861).
Après sa mort [1865], sa notice est rédigée par Adolphe Franck, dans la seconde édition du Dictionnaire des sciences philosophiques [1875].
Éditorial
Nous inaugurons aujourd'hui un recueil dont les destinées seront sans doute modestes. Nous ne cherchons ni le succès ni l'éclat. Nous ne voulons d'influence que pour nos idées.
Notre titre dit assez ce que nous sommes ; nous ne l'avons choisi ni comme une menace, ni comme l'annonce de grandes témérités, mais parce qu'étant philosophes, il nous est doux de combattre sous le drapeau même de la philosophie.
Nous savons que la philosophie n'est pas très-répandue en France ; mais c'est précisément parce qu'elle est peu répandue, et qu'elle trouve difficilement accès dans la presse, qu'il nous a paru nécessaire de lui donner un organe. Notre première idée avait même été de ne fonder qu'un recueil de dissertations philosophiques, de bibliographie et d'érudition, qui eût différé du Journal des savants par l'étendue de ses articles, le nombre de ses rédacteurs et la prédominance de la philosophie. Ce plan nous plaisait surtout par sa simplicité, par sa gravité ; nous y trouvions l'avantage d'établir des relations plus étroites entre tous ceux qui, en France, ont le goût des lettres sérieuses, et peut-être de faire mieux connaître à l'étranger la direction et les progrès de nos écoles philosophiques. C'est encore là aujourd'hui le caractère principal de notre Revue ; mais les circonstances sont telles qu'il ne nous était pas permis de nous renfermer en commençant dans ce rôle purement scientifique.
La philosophie est calomniée, elle doit se défendre ; elle est attaquée dans son principe, elle est tenue d'en prouver la légitimité et la force.
Autour de nous, les caractères sont abaissés, la liberté est en péril. La philosophie a évidemment un rôle social et politique à remplir. En venant nous dévouer à cette tâche, sans illusion, sans folle ardeur, mais animés d'une résolution inébranlable, nous sentons en même temps l'orgueil d'avoir une si grande cause à défendre, et le regret de ne lui apporter qu'un obscur et insuffisant soutien.
Notre Revue contiendra des articles de polémique religieuse et philosophique, de philosophie proprement dite, de politique, d'histoire, de critique littéraire et de bibliographie.
Il est très-évident qu'à nos yeux, et sans doute aux yeux des adversaires de la cause philosophique, les discussions religieuses formeront la partie capitale de notre publication. C'est en ce moment la question qui préoccupe tous les esprits et c'est aussi celle qui nous touche de plus près et sur laquelle nous devons être le plus compétents. Il va sans dire que nous sommes les défenseurs de la souveraineté absolue de la raison, que tout ce qui porte ombrage à la liberté de penser est notre ennemi. Est-il un droit plus évidemment inhérent à la nature humaine que le droit d'exprimer librement sa pensée sur Dieu, sur le monde, sur la société, sur l'avenir de l'homme en cette vie et après la mort ? Est-il besoin d'écrire dans les chartes un pareil droit, puisque ce n'est après tout que le droit même de vivre ? Si Dieu a permis cette longue oppression de la conscience des peuples qui a fait couler tant de sang, ce sang a-t-il coulé en vain ? Cette terre de France où nous vivons est la patrie de la liberté ; c'est ici que Descartes a fondé d'un seul mot l'indépendance de l'esprit humain en proclamant la souveraineté de la raison. C'est la France qui, deux siècles après Descartes, s'identifiant avec la liberté après l'avoir payée de son sang, a donné à l'Europe et au monde entier, dans la Déclaration des droits de l'homme, la charte future de tous les peuples.
Cependant est-ce une illusion ? n'y a-t-il pas aujourd'hui en France, un demi-siècle après la révolution, des obstacles à la liberté de penser ? Ne voyons-nous pas renaître l'intolérance religieuse au mépris des lois, et une sorte d'hypocrisie officielle se glisser peu à peu dans nos moeurs, comme pour rivaliser avec l'esprit réactionnaire de la restauration ?
La restauration était dans son droit en faisant la guerre à la liberté de penser. Elle avait rapporté de l'exil le droit divin et la religion d'Etat, et il n'y a en effet que deux manières d'être roi : au nom de Dieu si les hommes sont des troupeaux que Dieu distribue à des races privilégiées ; au nom de la raison et de la liberté, si ce sont les citoyens qui se donnent un roi, pour assurer la liberté en la réglant.
La dernière révolution, encore si près de nous, au moins par les dates, a emporté ce qui restait de la la théorie du droit divin et de la théorie des religions d'Etat. En revisant la Charte le lendemain de la révolution, le législateur abolit la religion d'Etat, et du même coup promit la liberté d'enseignement. C'était affranchir les âmes et de la tyrannie qui violente les consciences, et de la tyrannie qui les fausse.
Qu'auraient dit les législateurs de 1830, et le peuple armé et vainqueur sous les yeux duquel ils votaient, s'ils avaient pu prévoir qu'avant quinze ans écoulés, on se servirait de la liberté d'enseignement, source et condition de la liberté de penser, pour ramener sous une autre forme le régime des religions d'Etat ?
Pour nous, partisans sincères de la liberté d'enseignement parce que nous croyons la concurrence à la fois juste et utile, nous demandons que l'Etat se souvienne qu'en donnant la liberté, en abdiquant son monopole, il augmente à la fois ses droits et ses devoirs.
L'éducation et les croyances religieuses, qu'elle viennent d'une religion positive, ou de la religion naturelle, ou de la philosophie, sont les souveraines des moeurs. Donner des institutions politiques à une société, et livrer au hasard l'éducation et les croyances, c'est réglementer la chaos. Les esprits positifs, tout entiers à leur stratégie, combinent les ressorts de la loi, produisent une unité factice, et croient que le monde va marcher. Erreur ! La discorde, qui n'est pas dans les lois, est dans toutes les âmes.
L'Etat, dans l'éducation, a un double devoir. Il doit, par l'Université, donner un enseignement normal, affranchi de la domination des familles, des caprices de l'opinion et des hasards de la concurrence. Il doit, dans les écoles libres, réprimer le charlatanisme et l'avidité, et punir tout enseignement contraire à la morale et aux lois de l'Etat. Le droit de punir implique le droit de surveiller. On invoque à grands cris le droit des pères de famille ; il est sacré ; celui de l'Etat ne l'est pas moins. Il s'agit de faire à la fois des citoyens et des hommes.
Nous résumons en ces mots toute notre pensée sur les rapports de la religion et de l'Etat : la révolution de 1830 a aboli, en droit et en fait, le principe des religions d'Etat ; nous ne serons pas des factieux pour demander que la charte ne soit ni directement ni indirectement violée.
En même temps, comme nous voulons être bons logiciens, et aller au-devant de toute méprise réelle ou feinte, ajoutons que nous ne demandons pas la liberté pour nous seuls, et qu'en tout, la liberté de ne pas croire, quand elle n'a pas la liberté de croire pour corollaire, est à nos yeux la pire espèce d'intolérance.
Nous n'avons pas à faire profession de foi philosophique. Cette Revue n'est fondée ni par une école, ni dans l'intérêt d'une école, mais pour défendre, faciliter et propager les études philosophiques. Maîtres ou disciples, chacun de nous pourra défendre ici librement l'école à laquelle il appartient. Redouter une discussion loyale, c'est avouer qu'on désespère de sa cause. Cette liberté, nécessaire surtout au moment où la philosophie a besoin de toutes ses forces, n'ôtera rien à l'unité de ce recueil. Divisés peut-être sur des points de pure spéculation, nous sommes d'accord sur les résultats qui intéressent l'humanité. Nous nous rencontrons tous dans les doctrines spiritualistes qui, grâce à Dieu, sont aujourd'hui unanimement proclamées par toute la philosophie française : la souveraineté de la raison, la providence de Dieu, la liberté, l'immortalité de l'âme, la morale du devoir ; et c'est en ce moment notre plus douce pensée, de sentir, qu'attachés de conviction et de coeur à cette noble cause, comme nous ne pouvons vivre et prospérer que par elle, il n'est pas non plus un de nos succès qui ne doive lui revenir.
L'histoire, les lettres et même la politique ne sont pour nous que des accessoires, mais des accessoires qui profitent doublement à la philosophie par la force qu'ils lui donnent, et par la force qu'ils en reçoivent.
L'habitude de spéculer sur les principes et de vivre avec des abstractions donne aux esprits de la subtilité et de la vigueur ; mais n'a-t-on pas à craindre, à force d'habiter ce monde invisible, de se trouver dépaysé et inutile quand on retombe dans le monde réel ? Descartes, Leibniz, sont de grands géomètres ; Malebranche même, cet esprit rêveur et charmant, qui fait adorer jusqu'à ses chimères, Malebranche a étudié la géométrie, comme pour avoir une ressemblance de plus avec Platon. Si Bacon, si Descartes ont ouvert une ère nouvelle à la philosophie, pense-t-on qu'ils auraient eu sur les esprits cette influence souveraine, s'ils n'avaient appliqué leurs principes aux sciences exactes, à l'histoire naturelle, à la physique ? Aujourd'hui chacun suffit à peine à sa tâche, et nous n'avons plus nulle part le spectacle de cette activité féconde qu'intéresse également toute application de la pensée. Si tel est le résultat des progrès continus de chaque science, il faut au moins, puisqu'elles ne peuvent plus s'unir et se fondre, qu'elles s'accoutument à vivre ensemble, à se prêter un mutuel concours. D'ailleurs la philosophie a son rôle marqué dans elle touche aux sciences, aux lettres, aux affaires : c'est à elle qu'il appartient de mettre en lumière les principes, de donner aux sciences des méthodes, de contrôler leurs axiomes, de féconder leurs résultats ; d'arracher les arts à l'empirisme, de leur rendre en quelque sorte leur éternité, en les mettant au-dessus des aberrations du goût et des caprices de l'imagination ; de s'élever plus haut que ces tristes intrigues où la politique se perd, et de porter, au milieu de cette bataille des intérêts et des passions, l'image de la justice. Il ne suffit pas d'être la vérité pour mener les hommes, il faut que la vérité descende jusqu'à eux. Nous nous plaignons que la philosophie n'ait plus d'influence ; la faute en est aux philosophes. Ils n'ont pas été dépossédés ; ils ont abdiqué.
Nous ferons donc ici cette place à l'histoire, aux lettres, à la politique. On y discutera peu les questions du jour, mais de temps en temps on en appellera avec fermeté aux principes.
Nous n'appartenons expressément à aucun parti politique ; nos sympathies sont pour l'opposition de gauche en général ; nous n'épousons aucune des fractions dans lesquelles elle se divise ; nous attendons tout du libre développement de la constitution, mais nous croyons qu'il est plus que temps d'entrer résolument dans la voie des réformes.
Nous n'avons aucun dessein de nous mêler à la polémique ; nous choisirons à propos un sujet important, et nous le traiterons sans y mêler de personnalités, avec sincérité et modération. Quelques questions, telles que la réforme électorale et parlementaire, la liberté d'enseignement, la liberté de la presse, nous attireront de préférence, parce qu'elles ont avec la philosophie un rapport plus intime et plus immédiat. Nous nous rappelons que la philosophie a deux fois conquis la liberté pour le monde, et nous avons à coeur de montrer que la cause de la philosophie et la cause de la liberté sont inséparables à jamais. Nous ne nous vantons pas, au surplus, d'entrer dans les coulisses de la politique ; au contraire, nous sommes tous ou presque tous des hommes nouveaux ; nous n'avons ni chefs, ni patrons, ni amis illustres, personne à ménager, personne à craindre. Nous jugerons les événements du dehors, avec moins de connaissance des détails, mais avec une franchise d'impressions et de sentiments que rien ne viendra troubler. Les détails et les passions de la politique ne nous en cacheront pas les principes ; ce sera notre place à part.
Nous consacrerons environ une feuille par chaque livraison à la bibliographie. Notre bibliographie sera rigoureusement anonyme. Nous ne nous départirons du secret ni devant un remercîment ni devant une menace ; la camaraderie ne sera pour rien dans nos éloges ; rien ne désarmera la sévérité de nos critiques.
Il nous reste à dire à présent un mot de nous-mêmes. On ne manquera pas de supposer que nous sommes dirigés ou appuyés par un parti, ou du moins par quelques personnes considérables dans la politique. Nous déclarons hautement qu'il n'en est rien ; ce recueil est fondé par des gens de letres, qui n'ont demandé à personne ni argent, ni conseil, ni appui. Quelques-uns appartiennent à l'Université, mais ils n'engagent en rien l'Université en nous apportant comme écrivains leur fraternel concours. Nous avons l'air de nous vanter ici de notre faiblesse même : c'est d'abord que la justice nous en fait un devoir ; nous sommes seuls responsables de notre entreprise ; personne, excepté nous, n'y trempera, même par des conseils. S'il faut l'avouer aussi, nous ne rougissons pas de notre isolement. Ce que nous y perdons de force et d'éclat, nous le gagnons en indépendance. Nous nous créons un organe pour dire, sans entraves et sans déguisement, ce que nous pensons. Nous ne comptons pas sur les sympathies des habiles, mais nous avons la ferme espérance de rallier à nous les gens de coeur, et de faire estimer notre loyauté, même par nos ennemis.
AMÉDÉE JACQUES.