Dans une lettre ouverte adressée en 1849 à Victor Cousin, Karl Ludwig Michelet [1801-1893], professeur à l’Université de Berlin, rejette l’interprétation cousinienne selon laquelle la philosophie hégélienne est la cause de tous les maux dont la France et surtout l'Allemagne sont maintenant atteintes.
KARL LUDWIG MICHELET ET LA LIBERTÉ DE PENSER.
Le 15 octobre 1849, paraît dans la vingt-troisième livraison de La Liberté de penser, une « Lettre adressée à M. Victor Cousin », rédigée directement en français par Karl Ludwig Charles Michelet.
La revue La Liberté de penser, sous titrée Revue philosophique et littéraire, a été fondée en décembre 1847, par Amédée Jacques, professeur de philosophie au collège Louis le Grand et maître de conférences à l’École normale, avec le concours de Jules Simon [1814-1896] et d’Émile Saisset [1814-1863].
D’inspiration libérale et démocratique elle va fonctionner de décembre 1847 à novembre 1851.
Charles Michelet, autrement dit Karl Ludwig Michelet [1801-1893] professeur de philosophie à l’Université de Berlin est présent à plusieurs reprises dans la revue, notamment dans son numéro vingt-neuf, du 15 avril 1850 avec un article « Du Principe immanent des choses ».
KARL LUDWIG MICHELET ET VICTOR COUSIN.
Karl Ludwig Michelet et Victor Cousin [1792-1867] se connaissent de longue date.
V. Cousin a rencontré K. L. Michelet à Berlin en 1825, au cours de son troisième voyage en Allemagne.
K. L. Michelet a été un des lauréats de l’Académie des sciences morales et politiques, en avril 1835, pour « l’Examen critique de l’ouvrage d’Aristote intitulé Métaphysique ». Ce qui est l’occasion de plusieurs lettres échangées entre V. Cousin et K. L. Michelet entre avril et juillet 1835, en même temps, qu’à son habitude, Cousin envoie ses tirés à part.
La correspondance se poursuit, d’autant que K. L. Michelet
1.Espère pouvoir venir enseigner en France dans une chaire à créer, par exemple au collège de France, sur la philosophie d’Aristote.
2. Qu’il souhaite concourir sur l’Examen critique de la philosophie allemande proposé par l’Académie des Sciences morales et politiques [décembre 1836]. Mais le prix, reporté à plusieurs reprises, sera finalement décerné en 1845 à Joseph Willm [1790-1853], inspecteur de l'Académie de Strasbourg.
3. Et qu’il aimerait même devenir correspondant de cette Académie. Mais c’est Christian Auguste Brandis [1790-1867] qui sera élu comme correspondant en juin 1837, en remplacement de Friedrich von Schelling qui passe de correspondant [1834] à membre associé étranger [1835].
RENCONTRE ULTIME.
Les premiers mots de la lettre ouverte de K. L. Michelet montrent que ce dernier s’est rendu à Paris dans l’été 1849, et qu’à cette occasion il a rencontré V. Cousin : « Quelque charmé que j'aie été de vous revoir lors de mon dernier séjour à Paris, il y a un mois […] ».
VICTOR COUSIN ET HEGEL.
V. Cousin rencontre pour la première fois Wilhelm Friedrich Hegel [1770-1831] en poste à Heidelberg, fin juillet-début août 1816, puis à nouveau en fin novembre de la même année. De retour en France, Cousin dit à ses amis, en parlant de Hegel : « Messieurs j’ai vu un homme de génie ».
Cousin fait de Hegel son maître à penser. Dans sa correspondance à Hegel, Cousin déclare : « […] Descendez un peu des hauteurs et donnez moi la main » ; et encore : « Soyez d’autant plus impitoyable que, déterminé à être utile à mon pays, je me permettrai toujours de modifier sur les besoins et l’état, tel quel, de ce pauvre pays, les directions de mes maîtres d’Allemagne . […]. Hegel, dites-moi la vérité, puis j’en passerai à mon pays ce qu’il en pourra »[lettre du 1er août 1826].
Il lui dédie le tome 3 [Protagoras, Gorgias] de son édition et traduction des Œuvres complètes de Platon. Il le reçoit et s’occupe quotidiennement de lui lors de son séjour à Paris en septembre 1827.
Il rencontrera à nouveau Hegel à Berlin au cours d’un quatrième voyage en Allemagne [fin mai-fin juillet 1831].
Mais, après la mort de Hegel, le 14 novembre 1831 à Berlin, Cousin se tourne vers Schelling, qu’il déclare être « le premier philosophe de son temps », et encore, dans une lettre qu’il lui adresse : « Mais je trouve par trop absurde de nier que vous soyez le maître de l’École entière. Vous l’êtes, et le serez dans la postérité ». [lettre de Cousin à Schelling du 13 octobre 1833].
C’est que Cousin cherche à tout prix à se démarquer de plus en plus, pour lui-même, des reproches de panthéisme dont le système de Hegel est marqué. Or c’est ce reproche qui est fait à V. Cousin par les tenants les plus orthodoxes du spiritualisme catholique, d’autant que le panthéisme est une porte ouverte vers le matérialisme.
LE SCRUPULE D’AMÉDÉE JACQUES.
Avant de se décider à publier cette lettre, Amédée Jacques avait adressé à K. L. Michelet les lignes suivantes [rapportées en note à la première page de l'article paru dans La Liberté de penser] :
« Monsieur, j'insérerai de grand coeur votre excellente lettre dans le plus prochain numéro de la Liberté de penser, à une condition toutefois : c'est que vous me permettrez de mettre, au bas de la première page, une note dans laquelle je déclinerai, pour la Revue et pour moi, la responsabilité de quelques-unes des doctrines que vous exprimez si bien. Nous pensons sur beaucoup des points autrement que M. Cousin ; sur Dieu, nous nous rapprochons plus peut-être de lui que de vous ; nous ne sommes ni hégéliens, ni panthéistes. Ce n'est, ai-je besoin de vous le dire, ni par déférence pour M. Cousin, ni encore moins par scrupule d'orthodoxie ; c'est par conviction. Seulement, cette conviction, si forte qu'elle soit, ne nous fait pas oublier notre titre ; nous sommes la Liberté de penser, c'est-à-dire une tribune toujours ouverte à toute discussion sérieuse et loyale sur tout sujet, sans autre limite que la portée même de l'esprit humain, sans autres entraves que celles que la bienséance impose. C'est pourquoi, je le répète, je serai heureux de publier votre lettre, surtout si elle doit provoquer une réponse de M. Cousin ; à son défaut je prendrais la plume moi-même, malgré mon insuffisance, pour continuer avec vous cette grande discussion ; plus heureux encore si ma réponse pouvait m'attirer une réplique de votre part ».
TEXTE INTÉGRAL DE LA LETTRE DE K. L. MICHELET À V. COUSIN.
Monsieur,
Quelque charmé que j'aie été de vous revoir lors de mon dernier séjour à Paris, il y a un mois, l'entretien que nous avons eu ensemble m'a appris cependant, bien plus que nos conversations antérieures n'ont pu le faire, quelle énorme distance nous sépare maintenant l'un de l'autre. Pour ne pas voir subir à ma lettre un refus semblable à celui que vous avez, comme vous le disiez, fait éprouver à un livre qui vous a été envoyé par l'un de nos théologiens les plus distingués, M. le docteur Strauss, je préfère commettre l'indiscrétion attachée peut-être à la publication présente, espérant l'excuser par l'utilité que quelques idées, émises à l'adresse d'un des savants les plus célèbres de la France, pourraient avoir pour la science. J'entre donc en matière sans hésiter.
Vous dites que la philosophie hégélienne a causé tout ce que vous appelez les maux dont la France et surtout l'Allemagne sont maintenant atteintes. Je n'ignore pas, Monsieur, que la pensée est le péché originel de l'homme, sans la pensée l'homme serait resté animal, un être purement physique, sans fautes et sans responsabilité personnelle. Les mythes chrétiens parlent du fruit de l'arbre de la connaissance que les premiers hommes ont goûté et qui les a portés au mal. Mais par ce goûter délicieux ils ont aussi appris à connaître le bien. Eritis sicut Deus, continue le texte sacré. Ne prenons donc pas trop à coeur, en sage philosophie, le mal que la pensée a causé. Elle nous a fait apercevoir, il est vrai, notre nudité ; elle découvre les plaies de l'humanité, mais elle apporte aussi la guérison. D'une existence purement matérielle et mécanique elle élève l'homme au spiritualisme et à la liberté. J'accepte donc tous les reproches que vous avez faits à la philosophie allemande et je m'en glorifie, osant vous rappeler les temps où nous en causions à Berlin et où vous sembliez assez fier de ne pas lui être resté entièrement étranger.
Mais quelles sont les doctrines qui ont, selon vous, contribué surtout à amener le triste résultat que le monde vous semble présenter maintenant ? Parlons, en bonne logique, premièrement des causes, pour en venir plus tard aux effets.
C'est ici que d'abord je ne saurais disconvenir de la rare sagacité d'esprit que vous m'avez montrée, il y a plus de vingt ans. Car lors que je vous développais les idées de la philosophie allemande sur le premier principe des choses et sur l'eschatologie : "mais nos bonnes mères," me disiez-vous, "pensent autrement sur ces choses, et nos idées auront une portée et une fin des plus tragiques." Eh bien, Monsieur, dans l'espace de cinq lustres, la catastrophe que vous appréhendiez, vous la voyez arrivée. Vous vouliez, pour l'arrêter, introduire dans la philosophie la doctrine d'une personnalité divine qui ait conscience d'elle-même. Sans elle, disiez-vous, la vertu est impossible et l'athéisme patent. Vous accusiez la philosophie allemande de manquer d'originalité à cet égard, de marcher sur les traces de Diderot et du baron d'Holbach. L'origine germaine du dernier pourtant n'est pas contestée. Mais ne disputons pas sur la priorité. Pesons les idées. La philosophie française du dix-huitième siècle avait osé dire : la matière est Dieu, et le grand Tout, c'est-à-dire la foule des modifications de la matière, est la seule chose existante. La philosophie allemande fait un pas de plus. Elle déclare la matière elle-même une modification de la raison impersonnelle, comme l'un de vos philosophes les plus spirituels a nommé la cause première. Est-ce là le langage de l'athéisme ?
Vous avanciez ensuite que l'essence divine n'est pas limitée et bornée pour être personnelle, et que vous nous le prouveriez tantôt ; j'attends avec avidité vos arguments. En attendant, permettez que je doute de leur solidité. Permettez-moi quelques réflexions qui iront peut-être au-devant de vos preuves, et qui les absorberont tout en les consommant. Je suis aussi d'avis que la personnalité et la conscience de soi-même ne sont pas hors de l'être divin, qu'elles constituent, au contraire, un élément nécessaire de son existence infinie. La conscience implique l'opposition d'un sujet et d'un objet, c'est-à-dire l'état fini de l'esprit. Or, comme le véritable infini n'est pas hors du fini, puisque autrement le fini serait la limite de l'infini qui cesserait ainsi d'être ce qu'il est, les esprits finis sont des modifications, selon Spinoza, des fulgurations (comme dit votre Leibniz) de la divinité. La personnalité et la conscience divine sont l'homme individuel lui-même, en tant que, dans sa forme finie, il réveille et fait jaillir l'étincelle divine cachée sous les cendres terrestres. L'être divin n'est pas une substance abstraite vivant hors du monde, comme les dieux d'Epicure. C'est l'essence des choses apparaissant dans les phénomènes ; et le phénomène coïncidant avec la nature divine, c'est l'humanité. Dieu s'est fait homme (citation en grec à ajouter).
Celui qui parle de la sorte ne vous paye pas de mots, à ce que vous prétendiez dans la continuation de notre entretien, comme s'il substituait le nom de Dieu à ce qui n'est plus Dieu. Car, en saine philosophie, il s'agit justement de substituer la chose à ce qui n'est qu'un simple mot. Or, prononcer le nom de Dieu, d'un Dieu ultramondain, dont vous ne faites que vaguement admettre l'existence sans la connaître et l'expliquer, c'est là ce que j'appelle moi se payer de mots. D'ailleurs, la philosophie allemande dût-elle, en vous annonçant ce nouveau Dieu, se tromper, parce qu'il n'aurait pas droit à ce titre, vous avez toujours tort de l'accuser d'athéisme pour cela. Nous jugeons votre ancienne croyance avec bien moins de sévérité, quoique, à notre tour, nous n'y retrouvions pas les véritables attributs de la divinité. Et envers les peuples païens, vous aussi, vous usez de cette indulgence. Pourquoi donc la refuser à nous seuls ? Vous louiez la sincérité de M. Proudhon, que vous nommiez le dernier rejeton de la philosophie hégélienne en France, pour avoir avoué franchement qu'il ne croyait ni en Dieu ni au diable. Eh bien, lui encore s'est payé de mots comme vous le faites vous-même. Car, dans son livre sur la nécessité de la misère, il croit à un principe éternel constituant le bonheur final de l'humanité, et à des passions humaines qui tâchent vainement d'en contrarier et reculer l'application. Sachez, Monsieur, que ce que la vieille orthodoxie nommait Dieu et le diable, nous ne l'avons pas aboli pour avoir expliqué leur nature.
Ceci m'amène enfin au reproche d'immoralité que vous faisiez à cette doctrine, et ici je crois notre justification plus facile encore : c'est de ne croire de véritable morale possible qu'avec un Dieu intrinsèque dont la présence dans l'âme humaine est elle-même la vertu et sa récompense. Celui qui, de son propre mouvement, fait agir en lui la raison impersonnelle, ne saurait être ni fourbe ni malheureux. La fortune est pour lui ; car il ne fait qu'exécuter les projets de ce que vous nommez la Providence. Dans votre système vous êtes vertueux pour jouir plus tard dans un autre monde. Vous n'aimez pas la vertu pour elle-même, mais pour les suites qu'elle peut avoir et dans votre intérêt personnel. C'est donc vous qui prêchez la morale d'Helvétius ? Ce n'est pas nous qui le faisons. Mais je ne veux pas passer de la défensive à l'offensive. J'en viens aux effets sinistres que vous croyez attachés à ces croyances nouvelles.
Ici la monarchie constitutionnelle vous paraît le dernier mot de l'humanité. Vous vous récriâtes même sur le reproche que je fis à Charles X pour avoir voulu octroyer une loi électorale, et vous prôniez la gloire de la France sous ce Bourbon. A la bonne heure, mais la monarchie constitutionnelle n'est bonne que sous un prince qui n'a pas de volonté à lui ou qui ne veut pas en avoir, qui laisse absorber sa personne dans la personnalité générale du peuple. Mais à quoi bon alors cette personnalité particulière qui n'est, pour ainsi dire, que le symbole de la personnalité générale ?
Sur ce point encore, vous avez fait preuve de sagacité, en trouvant la liaison étroite qui existe entre la croyance à la personnalité divine et la monarchie constitutionnelle. Si la loi, comme on l'a prétendu, est athée en France, la France, en se constituant en république, a accompli entièrement ce soi-disant athéisme. Car si le véritable Dieu est le seul agent dans l'univers, comme Leibniz l'a dit encore, s'il est par conséquent l'esprit universel qui seul vit et se manifeste dans les individus, la véritable constitution est celle où chacun est le symbole ou le représentant de la volonté générale, où la souveraineté n'est pas attachée plus ou moins à un seul individu. Le Christ a été le premier symbole de Dieu-Personne aux yeux des chrétiens. Le pape a pris sa place dans le monde catholique. L'empereur de toutes les Russies et les princes protestants ont, par la grâce de Dieu, succédé au pape dans les autres confessions chrétiennes. Ils ont été, de fait et de droit, les premiers évêques de leurs cultes respectifs ; ils y resteront jusqu'à ce que les véritables principes de la démocratie aient pénétré les masses, et qu'ainsi, il n'y ait plus un seul, comme dans les monarchies absolues, ni quelques élus, comme dans les gouvernements aristocratiques, ni un mélange bâtard de ces deux formes de gouvernement, comme dans la monarchie constitutionnelle, mais la majorité du peuple entier qui aura conscience de la volonté universelle et voudra l'exécuter. Alors il ne sera plus nécessaire de la symboliser dans un ou dans plusieurs individus, dans les classes privilégiées, puisque les masses la produiront spontanément dans leurs mouvements associés et par le suffrage universel.
Un ou plusieurs individus seront, il est vrai, toujours à la tête des affaires, mais non pas pour leur donner la direction par une pensée immuable ; au contraire, ils ne seront que les agents exécuteurs de la souveraineté universelle, de cet individu idéal nommé la nation, qui, pour être personnel, n'aura plus besoin d'une personne individuelle et bornée, puisque sa personnalité se manifestera dans chaque individu. L'hérédité d'un président entraînerait toujours le danger de retomber dans le système du droit divin. C'est ainsi que l'accomplissement du christianisme, c'est-à-dire la religion de l'humanité, sera arrivé, lorsque l'individu fera revivre en lui le Christ, comme par une nouvelle métempsychose, et ne le cherchera plus ailleurs, ni dans la mémoire des siècles passés, ni sur le trône d'un ciel ultramondain.
Pour me convaincre, vous me citiez Hegel mettant la monarchie constitutionnelle au-dessus de la république. Quelle inconséquence de votre part d'en appeler à l'autorité d'un philosophe dont vous désapprouvez si fortement les principes ! La république simple de l'antiquité absorbant tous les pouvoirs dans le pouvoir législatif, pouvait être inférieure à la monarchie constitutionnelle, même dans les cas où elle aurait sur celle-ci l'avantage de ne pas se laisser imposer un pouvoir par la nature aveugle. Mais, à coup sûr, la république mixte des temps modernes, la république représentative, la république fédérée, où la souveraineté nationale fait sortir du sein même de la démocratie tous les pouvoirs légalement constitués, c'est la forme de gouvernement la plus avancée que l'humanité connaisse encore.
Il me reste, dans nos différends, un point à vider avec vous. Ce sont vos idées sur l'histoire de la philosophie. La véritable philosophie, avanciez-vous, a de tout temps admis un Dieu personnel. Eh bien, Monsieur, j'ai l'honneur de vous dire qu'avant le temps des Pères de l'Eglise et des scolastiques, cette idée, d'une personnalité divine, n'était même pas entrée dans la tête de quelque philosophe que ce soit. Les philosophes qui érigeaient l'eau, ou le feu, ou les nombres, ou enfin, comme l'école d'Elée, des catégories abstraites de la pensée en premier principe de l'univers, ne sauraient, sans contredit, être censés admettre une personnalité divine. Mais Socrate, mais Platon, mais Aristote, disiez-vous. Je ne nie point que la mythologie grecque était dans la bouche des deux premiers philosophes que je viens de montrer. Socrate parlait le langage du peuple. Il immola avant sa mort un coq à Esculape. Ses idées n'étaient pas assez élevées au niveau de la philosophie pour heurter de front les croyances reçues. Mais n'oubliez pas qu'il but la ciguë pour les avoir blessées.
Quant à Platon, vous ne voudrez pourtant pas prendre ses mythes pour la pure vérité. C'est lui qui vous paye de mots en vous parlant, dans son Phédon, de la préexistence des âmes et du séjour des bienheureux dans une autre vie ; dans le Timée, d'un Dieu créateur qui ordonne à ses subalternes de former telle ou telle créature particulière du monde. Les idées générales, les prototypes des êtres, les universaux en un mot, sont les dieux de Platon. Voilà comment je l'ai compris, et certes ces idées ne sont pas personnelles et n'ont pas conscience d'elles-mêmes. Il est possible que Platon dans sa vieillesse, notamment dans ses Lois, sur lesquelles vous vous fondiez, et qui ont été rédigées par l'un de ses disciples, soit revenu sincèrement aux croyances vulgaires. Schelling, le Platon moderne, en a bien fait autant. Mais votre thèse, qu'Aristote aussi a admis l'existence d'un Dieu personnel, est bien ce qu'il y a de plus anti-historique qu'on puisse imaginer. Ni lui ni l'Aristote moderne, comme vous avez vous-même appelé notre maître et ami commun, n'ont admis une personnalité spéciale de la divinité, et partout où ils semblent le faire, l'ironie perce, et la véritable pensée est à peine voilée légèrement. Ils nous payent et se payent de mots, comme vous dites, pour ne pas froisser les opinions vulgaires, même vis-à-vis de leurs disciples les plus ésotériques : c'est une faute, et si la jeune école allemande n'y est pas tombée, vous devriez être le dernier à l'en blâmer, puisque, comme je viens de le dire, vous approuvez ce procédé dans votre compatriote.
Tout le moyen âge n'a pas connu la liberté de penser. Voilà pourquoi aussi sa philosophie en est restée absolument aux croyances vulgaires. Mais, dès que la philosophie s'est affranchie du joug de la théologie, la véritable idée d'un principe intrinsèque des choses a reparu dans Bruno, Vanini, Spinoza et d'autres. Si l'on ne saurait convaincre d'une manière flagrante ni Descartes ni Leibniz de ce qu'il vous plaît de taxer d'athéisme, la suspicion et par conséquent la haine du parti prêtre n'a pas cessé de les poursuivre et de les proscrire. Si Kant dit qu'un Dieu personnel est une idée nécessaire de notre raison, mais dont nous ne pourrons jamais ni montrer ni démontrer la réalité extérieure, ce scepticisme n'est pas fort rassurant pour l'existence d'une personnalité divine ; et les successeurs de Kant, les Fichte, les Schelling et les Hegel ont tous repoussé la transcendance du principe divin.
Vous voyez donc, en définitive, Monsieur, que ce ne sont que les philosophes tout à fait esclaves de la théologie, ou les penseurs ne pouvant plus dans leur vieux âge supporter tout l'éclat de la vérité nue, ou enfin quelques éclectiques qui ont en vain cherché cette vérité sous le manteau bigarré du mythe et de l'opinion vulgaire des hommes. Pour moi, je distingue ma philosophie, comme Leibniz l'a fait de la sienne, de la philosophie vulgaire dans les bras de laquelle vous semblez maintenant vouloir vous reposer comme sur vos lauriers.
Si je n'espère pas, par ces quelques mots, vous ramener sur les traces de la vrai philosophie, peut-être ai-je énoncé quelques pensées qui ne seront pas entièrement perdues pour les esprits indépendants. En tout cas, le chemin que j'ai pris était le seul possible pour répondre à la chaleureuse philippique que du fond de votre cabinet vous m'adressiez avec toute l'impétuosité de la jeunesse, et d'une haleine si peu interrompue que je trouvais à peine moyen de placer de temps en temps un pauvre mot de réplique.