Victor Cousin publie en février-mars 1830, dans le journal Le Globe, sous forme de feuilleton, le texte « Kant dans les dernières années de sa vie ». Il y rapporte les témoignages qui rendent compte de la mort d'Immanuel Kant [1724-1804] survenue le 12 février 1804.
L'article sera réédité en 1843 dans les Fragments littéraires [Paris : Didier. In-8, 516 p., 1843] ; dans Fragments et souvenirs [Paris : Didier. In-8, 534 p., 1857], puis dans Fragments philosophiques pour servir à l'histoire de la philosophie. Philosophie contemporaine [Paris : Didier. In-8, 403 p., 1866].
Après la fête célébrée en honneur de son soixante-dix-neuvième anniversaire, le 22 avril 1803, la santé de Kant, déjà fragile, s'aggrave progressivement. Il tombe manifestement malade en octobre 1803. Il perd la vue, a du mal à parler, il s'amaigrit considérablement, n'a plus la force de se tenir debout. V. Cousin fournit un calendrier précis.
« [Le 6 février 1804], ses regards devinrent fixes ; il ne dit plus un mot ; seulement quand on parlait de sciences, il donnait encore quelques signes qu'il était là. […].
« Le 7 février, dit M. Hasse, nous fûmes invités chez lui pour la dernière fois. À peine l'avait-on porté à table, et avait-il « pris une cuillerée de soupe, qu'il demanda à être reporté dans son lit. Quand on le déshabilla, nous vîmes que ce «n'était plus qu'un squelette, et son corps épuisé s'affaissa dans le lit comme dans un tombeau. Nous restâmes à table, «nous entretenant de lui avec M. Wasianski. Il le remarqua, et prononça très distinctement le mot état, état (zustand, «zustand). Nous lui dîmes : Vous entendez, monsieur le professeur, que nous parlons de vous. Oui, justement (ja ganz «recht), dit-il encore, et ce fut le dernier mot que j'entendis de sa bouche ; ce fut la dernière fois que je le vis. Il ne se «releva plus.
Le 9 il ne répondit plus aux questions qu'on lui fit. Le 10 au matin, M. Wasianski, lui ayant demandé s'il le reconnaissait, il répondit oui, lui tendit la main, et le caressa sur la joue. Le 11 au soir, ses yeux étaient éteints et son visage calme. «Je lui demandai, dit M. Wasianski, s'il me reconnaissait. Il ne me répondit point ; mais il me tendit les lèvres comme pour m'embrasser. Une profonde émotion me saisit. Je ne sache pas qu'il ait jamais embrassé aucun de ses amis, du moins je ne l'ai jamais vu embrasser personne. Une fois seulement, quelques semaines avant sa mort, il embrassa sa soeur et moi, mais sans paraître savoir ce qu'il faisait. Je regardai le mouvement de ses lèvres comme l'adieu de l'amitié, et ce fut le dernier signe de connaissance qu'il donna. Tous les symptômes d'une mort prochaine paraissaient. Je voulus assister à sa mort comme j'avais assisté à une grande partie de sa vie, et je restai près de son lit, la dernière nuit. Vers une heure du matin, il revint un peu à lui, et quand je lui présentai à boire, il put approcher sa bouche du verre ; et comme il n'avait pas la force de garder la boisson, il la tint fermée avec sa main jusqu'à ce que tout fût avalé, et il me dit encore intelligiblement : C'est bon. Ce fut son dernier mot. Bientôt les extrémités devinrent froides et le pouls intermittent. Le 12 février, à quatre heures du matin, le pouls n'était déjà plus sensible ni aux mains, ni aux pieds, ni au cou. À dix heures son visage changea visiblement : l'oeil était fixe et éteint, et la pâleur de la mort décolora son visage et ses lèvres. Vers onze heures le moment fatal approcha. Sa soeur était debout au pied de son lit, son neveu au chevet, moi à genoux près de lui, essayant de surprendre encore quelque étincelle de vie dans ses yeux. Je fis appeler son domestique pour qu'il pût être témoin de la mort de son bon maître. Un de ses meilleurs amis, que j'avais fait avertir, arriva. La respiration devint de plus en plus faible : on apercevait à peine un souffle léger sur ses lèvres, et sa mort fut une cessation de la vie et non pas une crise. À onze heures Kant avait cessé de vivre.»
La mort bien constatée, on lui rasa la tête, et M. le professeur Knorr se chargea de prendre son masque, et même la forme entière de la tête pour la collection du docteur Gall.