Dans ses Mémoires d'outre-tombe [1849-1850] François René de Chateaubriand trace le portrait de son ami Joseph Joubert [1754-1824] qu'il a connu en 1801, par l'intermédiaire de Louis de Fontanes [1757-1821], dans le salon parisien de Pauline de Beaumont [1768-1801].
« Joubert manquera éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession que plus rien ne pouvait chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il croyait nuisible à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne pouvait s'empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie : c'était un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait,un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres, les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.