Présentation
La pièce suivante, qui se rapporte aux bouquinistes chassés
du Pont-Neuf, se trouve dans un recueil intitulé : Poésies
d'auteurs de ce temps, publié par Chamhoudry (petit in-12,
p. 130-3). Seule, elle est bien peu importante, mais elle prendra plus
d'intérèt des quelques éclaircissements qui vont
suivre et qui en donnent la date et les circonstances de la façon
la plus positive. Ils montreront qu'elle a été écrite
en 1650 ; mais l'affaire avait commencé en 1649 Ainsi l'article
24 d'un règlement de cette année (cité dans l'édit
du roy pour le règlement des imprimeurs et libraires, registre
le 21 août 1686 titre II, art. 15, Paris, Denys Thierry,
1687, in-4º, p. 35, est conçu en ces termes : «
Pour remettre autant que nous pourrons l'imprimerie et la librairie
en honneur, et retrancher les choses qui tendent à son avilissement,
nous défendons, conformément aux ordonnances, arrêts
de nostre Conseil et de nostre Parlement, a toutes personnes, pour quelque
cause et sous quelque prétexte que ce soit, d`avoir aucune boutique
portative ny d'étaller aucuns livres : enjoignons à
tous les marchands libraires et imprimeurs, et toutes autres personnes
qui ont étallage, principalement sur le Pont-Neuf, ou ès
environs, ou en quelque endroit de la ville que ce puisse estre,
de se retirer et prendre boutique dans le jour de Noël aux lieux
cy-devant designez, à peine, ledit temps passé, d'estre
chatiez comme refractaires à nos ordonnances, outre la confiscation
de leurs marchandises, que nous voulons estre adjugées au profit
du premier qui les dénoncera, sans autre forme ny figure de procez,
nonobstant oppositions ou appellation quelconques, dont nous rendons
les syndic et adjoints responsables en cas de contravention. »
Les autorités du même titre de l'édit de 1686 nous
donnent, p. 22, à la suite de l'art. 7 l'indication d'un
arrêt du 11 septembre 1649 portant défense d'étaler
sur le Pont-Neuf, sera Guy-Patin qui se chargera de la suite. Dans cette
lettre à Charles Spon, du 17 novembre 1649 : « Il y
a ici un plaisant procès entre les libraires. Le syndic
a obtenu un nouvel arrêt, après environ trente autres,
par lequel il est defendu qui que ce soit de vendre ni d'étaler
des livre sur le Pont-Neuf. Il l'a fait publier et a fait quitter ce
Pont-Neuf à environ cinquante libraires qui étoient, lesquels
sollicitent aujourd'hui pour rentrer. M. le chancelier, le premier président,
procureur général et toute la cour sont pour le syndic
contre ceux du Pont-Neuf, à qui on a fait entendre que la reine
vouloit que cela allât ainsi. Maintenant les valets de pied du
roi, qui tiroient tous les ans quelque profit de ces libraires, un certain
nombre de pistoles pour le droit de leurs boutiques, sollicitent pour
leur profit envers la reine, laquelle infailliblement ne cassera point
l'arrêt de la cour pour ces gens- là, et, par provision,
de peur que quelqu'un ne se saisit des places vides, ils y ont mis une
espèce de nouveaux marchands de bas de soie ; qu'à la
fin les fripiers s'y mettront. En bonne justice il ne devroit y avoir
sur le Pont-Neuf aucun libraire, pour les friponneries que ceux qui
ont été par ci-devant y ont exercées, ou qu'ôté
quelque défroque de nouvelles bibliothèques qui y venoit
quelquefois, on y vendoit trop de livres imparfaits et dérobés
que les valets, les servantes et les enfants de famille y portoient
tous les jours, et de tous côtés, sans aucune punition.
» Plus loin, Guy-Patin revient au même sujet : «
Les libraires du Pont-Neuf ont trouvé un ami vers la reine, qui
a obtenu pour eux encore nn terme pour trois mois, c'est-à-dire
jusqu'à Noël, afin que, durant ce temps-là, ils puissent
trouver des boutiques. C'est M. Saintot, maître des cérémonies,
qui leur a fait ce plaisir, et je doute, dorénavant, si on pourra
jamais les en chasser. » (Ed. Baillière, 1, 475-6.) Il est
probable que la vente des Ponts-Neufs, de dame Anne et que celle
des Mazarinades de toute sorte avaient dû ne pas peu contribuer
à faire obtenir aux libraires ces sévérités
de la justice et de la Cour contre leurs humbles rivaux, et malgré
l'intervention de Saintot, la présence des mêmes causes
amena la confirmation définitive de ces rigueurs. Enfin le même
édit, de 1686, rappelle un arrêt du 12 mars 1650 pour les
syndics et adjoints, contre Denis de Lay Nivelle et consorts, libraires
qui se faisaient bouquinistes pour avoir les deux cordes à leur
arc portant défense auxdits d'étaler sur le Pont-Neuf
et un dernier arrêt, du 10 septembre 1650 , qui enjoint au bailli
du Palais de faire déloger incessamment lesdits libraires de
dessus le Pont-Neuf et aile du palais, et de mettre leurs meubles sur
le carreau, enjoint aux propriétaires des maisons de les mettre
hors d'icelles, à peine de 4,100 liv. d'amende.
Avec tous ces détails, il devient certain que notre pièce,
qui peut avoir d'abord été imprimée à part,
sur une feuille volante, et qui indique nettement que les bouquinistes
ont été chassés
Depuis quelques mois
Qui, tout au plus, font deux fois trois,
a été écrite en 1650, ou peut-être dans l'extrême
commencement de 1651 L'arrêt fut exécuté, car M.
Moreau a recueilli, dans sa Bibliographie des Mazarinades (1, p.
181, n° 589), cet amusant passage du Bon Frondeur (Paris,
1651) : « Quand M. Ie coadjuteur agira sincèrement,
pourquoi envoie-t- il Matarel solliciter de sa part les libraires qui
étaient sur le Pont-Neuf pour les faire venir au Palais avec
des armes à feu et des baïonnettes, leur permettant leur
rétablissement sur ledit pont, de la part de la reine. »
Depuis lors la prohibition ne fut pas levée et, si l'exécution
a pu en fait être mitigée par quelque tolérance,
le Pont-Neuf resta bien longtemps au moins, sinon même toujours,
privé de ses étalages de livres ; I'on peut voir dans
la bibliothèque de l'Ecole des chartes, 2e série, tome
V, 1818-9, p. 366-71, la requête en prose datée de 1697
et écrite de la main de Baluze, qui peut bien en être l'auteur,
en faveur des bouquinistes du Pont Neuf ; c'est le pendant sérieux
de notre requête burlesque.
Anatole de Montaiglon
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