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Si l'Angleterre doit
en partie l'éclat de sa civilisation actuelle au génie
et à l'influence des femmes, les Américains du nord,
qui ont reçu d'elle l'exemple de l'éducation libre du
sexe faible, portent tout aussi loin l'estime qu'ils lui témoignent.
Lui seul jouit dans la fière réputation des Etats-Unis
de privilèges universallement reconnus. Ce n'est pas seulement
l'élite de la société qui les proclame ; le sentiment
national est aussi généreux et aussi énergique
à cet égard dans la classe populaire que dans les rangs
supérieurs. Ce sentiment ne s'épanche pas, comme dans
quelques contrées de l'Ancien monde, en paroles insinuantes
et flatteuses ; mais il s'exprime par des actes constants d'égard
et de protection. Sur ce point tous les voyageurs sont d'accord :
la première place chaque fois qu'une femme se présente
soit dans un lieu de réunion, soit dans une voiture publique
ou à bord d'un bâtiment, est toujours réservée
pour elle. Qu'elle soit jeune ou vieille, riche ou pauvre, isolée
ou non, l'homme qui manquerait de déférence envers la
plus inconnue s'apercevrait bientôt qu'elle peut trouver autant
de défenseurs que l'offense a de témoins. Dans le récit
du voyage d'une jeune dame française qui traversa le continent
américain pour aller rejoindre son mari en Californie, elle
décrit avec reconnaissance la conduite aussi réservée
qu'attentive des gentlemen qui se sont trouvés sur sa
route ; mais elle ne cherche pas à cacher son admiration plus
vive encore pour ces rudes pionniers des déserts dont le dévouement
officieux n'a janmais fait défaut à son appel. Ainsi
d'un bout à l'autre de ce monde nouveau le respect de la femme
est devenu la loi que suit et qu'impose le sentiment national.
La liberté des jeunes filles, protégée par ce
sentiment, est plus étendue encore en Amérique qu'en
Angleterre, et dément pour ainsi dire toutes les idées
de danger que l'Europe attache au moindre relâchement de la
surveillance domestique. Dans les villes les plus riches et dont la
population offre le plus de mélange, elles sortent à
chaque instant sans être accompagnées, et jamais l'injure
d'un soupçon ne s'attache à leur isolement. il arrive
parfois qu'un ami de leur famille, du même âge qu'elles,
est prié de leur servir de guide et d'appui dans un voyage
de quelque durée, et c'est là un devoir dont personne
ne méconnaît la gravité (1).
Que ce soit, si l'on veut, une preuve de cette intrépidité
universelle que les Américains poussent jusqu'à la témérité
; mais l'expérience ne leur a pas montré qu'il en résultât
des suites regrettables, car leur confiance paraît encore s'accroître
tous les jours. ce n'est que sur notre continent qu'on tremble pour
les filles des habitants de New York et qu'elles paraissent en danger.
L'âpreté avec laquelle des censeurs européens
se sont exprimés à ce sujet a pu quelquefois entraîner
leurs lecteurs à déclarer d'après eux cet aveuglement
prétendu et la dégradation qui devrait en être
la suite inévitable. Telle est l'impression que produit naturellement
sur les esprits inattentifs le contraste de cette confiance avec notre
circonspection. Mais l'homme de sang-froid ne peut méconnaître
l'incompétence de ceux qui condamnent ainsi sur la foi de leurs
propres habitudes les usages d'un grand pays et d'un grand peuple.
Ces usages qui se sont formés graduellement ne pourraient sans
doute être transportés tout d'un coup au sein d'une société
qui n'y serait pas préparée. Mais il est évident
que des institutions nationales ne doivent être jugées
que dans les conditions où elles se sont produites, et sur
le terrain où nous les voyons s'affermir. Or ces femmes si
peu dépendantes ont pour elles le témoignage du pays
qui les honore, et nos récriminations contre un pareil arrêt
seraient aussi présomptueuses qu'illégitimes (2).
Tout s'enchaîne dans la civilisation ; le développement
de l'instruction et la force de la pensée a répondu
chez les Américaines aux habitudes de liberté qui ont
affermi leur caractère. L'extrême activité avec
laquelle s'étend d'un bout à l'autre des trente-quatre
états le mouvement universel de la vie laisse à peu
d'entre elles le repos que demandent les travaux littéraires.
Mais celles qui ont abordé cette tâche jusqu'ici ne sont
guère au-dessous des Anglaises que par les formes de style
dont la perfection est le privilège des sociétés
mûries. La femme généreuse qui naguère
a défendu avec tant de force et de lucidité la cause
des nègres s'est fait admirer de toute l'Europe. Les tableaux
de moeurs dus à d'autres plumes féminines du même
pays sortent du cadre habituel adopté par l'imagination des
dames européennes : non seulement on y reconnaît la peinture
vigoureuse d'une société dont les éléments
se mélangent autrement, mais on sent le souffle puissant de
cet esprit pratique qui transforme en réalités les théories
morales. Ce n'est point de rêves chimériques et passionnés
que se nourrit l'esprit de la femme ; il poursuit l'application de
ses idées religieuses et de ses croyances domestiques. Quelques-unes
se sont vouées au culte de la science, et plus d'un père
a vu ses filles marcher sur ses traces dans ses études professionnelles.
C'est ainsi que dans plusieurs grandes villes les médecins
comptent pour collègues de jeunes dames, qui ont obtenu leurs
diplômes en subissant avec honneur les épreuves ordinaires,
et qui consacrent leurs soins aux personnes de leur sexe.
Ces conquêtes de la femme sur le domaine viril seront sans doute
éternellement limitées par les lois de la nature et
par les arrêts de l'opinion : mais elles lui assurent une place
qui pour rester différente de l'homme n'en répondra
pas moins à l'égalité légitime des deux
sexes (3).
Notes
1. J'ai eu personnellement
connaissance de quelques exemples caractéristiques de ce genre.
Dans une traversée d'Amérique en Europe le protecteur
choisi pour la belle voyageuse était un jeune Belge fier de
répondre dignement à cet marque de confiance dont sa
famille continua longtemps à s'étonner.
2. Les orages fréquents de la vie
américaine ne sont pas sans effets dangereux même pour
la femme ; mais leur origine ne se rattache nullement à sa
position.
3. Ce serait ici le lieu d'examiner le développement
rapide de l'éducation des femmes en Allemagne. Mais ce mouvement,
quoique très digne d'attention, est encore trop inégal
pour que j'ose entreprendre de l'esquisser. Il semble destiné
à s'étendre aussi loin que le progrès de leur
liberté auquel le caractère national est si favorable.
Déjà le régime des pensionnats et de la clôture
est presque abandonné dans les provinces rhénanes et
même à Cologne. Le goût de l'instruction forte
se répand de plus en plus dans les contrées du Nord
; dans le Sud le sentiment poétique paraît encore le
seul qui soit beaucoup développé.
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