LES modernes n'ont pas assez considéré
les limites des deux arts dans l'application des règles faites
pour la peinture et la sculpture. En rendant commune à l'une
et à l'autre celle du nu, ils ont commis une grande erreur. Où
la sculpture est chaste, la peinture ne l'est pas toujours. Qui a vu
la femme du Coucher à l'italienne de Vanloo (1), sera
de notre avis. Modelez cette figure et mettez-la en marbre, elle n'aura
certainement pas ce mouvement de chairs et de formes, dont la vérité,
rendue sensible dans l'original par le ton admirable des couleurs, est
poussée jusqu'à l'indécence. Obligé à
beaucoup de réserves dans l'expression, pour obéir aux
motifs que nous avons développés, le ciseau a le droit
de faire sortir le nu de la pierre ; c'est là où il brille
et la garantie de sa sagesse se trouve dans les conditions même
de son succès. Le pinceau destiné plus spécialement
à vêtir la beauté peut oser davantage dans l'expression,
pourvu que le cynisme n'en altère jamais la grâce. Règle
générale dans la peinture : si vous déshabillez
vos personnages, vous êtes obligé de les couvrir aussitôt
de leur pudeur, comme les filles de Sparte dans les danses du mont Taygète.
A vous permis de représenter des nymphes au bain : mais dans
leurs traits, vous laisserez remarquer une timide innocence ; une Diane
: son front sera austère ; une Suzanne en but à la convoitise
de deux vieillards : à condition que dans ce péril de
la vertu, ses regards supplians, indignés même, se tournent
vers le ciel ! encore, dans un tel spectacle, ainsi que l'entreprise
téméraire d'un jeune homme aurait quelque chose de trop
vif sur la toile, les cheveux blancs de la vieillesse répugnent
à la vue. Le vice, et le vice audacieux jusqu'au crime sur les
bords de sa tombe, afflige la pensée; s'il blesse, s'il outrage
les saintes lois de la pudeur, la palette comme la morale le repousse.
Point de sculpture sans nudité, ou du moins
sans la faire pressentir, sous le vêtement, d'une manière
palpable. Cela est tellement dans les droits de l'art, que les productions
de son enfance, chez les anciens peuples, furent toutes réduites
à la plus simple représentation de l'état de nature.
Le dessin de l'Égypte est raide, sa ligne est sèche et
anguleuse, mais il ne s'est d'abord exercé que sur le nu. L'air
ne saurait se jouer dans la pierre ; il faut à celle-ci des formes
pleines, telles que le modèle humain les donne. Privée
de l'avantage de faire illusion par la couleur, de relever ou de déprimer
une étoffe au moyen des jours, des ombres et des demi-teintes,
si ce n'est par une application sentie des tissus sur les corps, elle
est autorisée à se permettre une révélation
dont elle abuse rarement. Que nous resterait-il des artistes grecs,
s'ils n'avaient travaillé d'après le nu? que seraient
leurs plus beaux chefs-d'oeuvre ? Drapez la Vénus de Médicis
et sa douce pudeur n'a plus de motifs ; jetez une tunique sur les épaules
du Laocoon et Agésandre ne vous aura livré qu'une figure
composée en style moderne d'académie ! Que deviendraient,
en effet, ces tourmens d'une douleur qui envahit tout le corps de l'infortuné
vieillard ? qui nous expliquerait cette transition subite du virus,
qui, sous nos yeux, a déjà circulé de la morsure
venimeuse au bout de l'orteil ? Est-ce une lourde draperie qui servirait
d'intermédiaire entre les membres torturés? Et cet Apollon
sublime qui a l'attitude et la vue perçante d'un Dieu, si vous
vous avisez de l'habiller, vous n'en faites plus qu'un chasseur ordinaire
! Je ne sais même s'il est des épaules sur lesquelles cette
tête, presque insolente, ne fût pas déplacée
sans l'accompagnement des belles formes, qui lui donnent un droit d'audace
superbe, parce qu'elles sont avec elle en harmonie? J'ose dire qu'ici
la divinité viendrait expirer sous le vêtement. Voyez les
ouvrages du Pujet : partout où il a sculpté le nu, il
est admirable, comme dans le Milon de Crotone; où arrivent les
habits il est médiocre, témoin son Andromède,
dont le héros libérateur, sans grandeur et sans vérité
dans le costume, n'a de beau que les chairs découvertes. N'était-ce
pas le cas de nous offrir un guerrier à la manière des
anciens avec le simple baudrier sur la poitrine? Quand on a reçu
en partage les talonnières du fils agile de Maïa, quand
on est armé de la redoutable épée du même
dieu et que l'on tient, de l'autre main, l'égide de Minerve,
qu'est-il besoin de cuirasse à la romaine dans un sujet grec
? Fallait-il rien de plus pour briser les chaînes d'une jeune
captive ? Le nu héroïque était cette fois d'obligation,
ou jamais il ne le sera.
Ce ne sont pas là les libertés qui font
murmurer la pudeur. Elle attend d'autres motifs pour s'alarmer. Il n'y
a pas long-temps qu'examinant deux Vénus non voilées,
en la présence d'une vertueuse mère de famille, sans la
faire rougir un instant, nous nous sommes livrés à diverses
réflexions sur la beauté et sur la destination des formes
principales de la femme dans l'ordre de la Providence ; il
est tel tableau, dont les personnages sont vêtus de la tête
aux pieds, devant lequel nous n'eussions osé hasarder un pareil
entretien. Telle Magdeleine de Pazzi, telle Thérèse peinte
par de grands maîtres, deviendrait, même entre hommes, un
texte de conversation propre à rappeler le mot bien connu du
duc de la Rochefoucauld, qui, voyant un de ses amis obstiné à
réveiller le souvenir d'une anecdote de leur jeunesse, lui dit
avec une sorte d'impatience : "Si vous le voulez absolument, nous en
parlerons, mais ce ne sera qu'après avoir éteint les bougies."
Quand le ciseau nous donne fréquemment le nu,
c'est par une sorte de convention passée entre le spectateur
et le sculpteur, convention nécessaire au développement
d'un art dont les ressources sont bornées et étrangères
à la peinture qui a d'autres moyens de se faire valoir. La Cléopâtre
du Guide, offrant son sein à la piqûre d'un aspic, est
certainement très-belle de contours et d'expression, quoiqu'elle
conserve, en cela même, trop peu de rapports avec les traditions
relatives à cette reine d'Égypte, plus élégante
et jolie que superbe dans ses formes ; mais nous ne voyons pas trop
pourquoi l'artiste, même en adoptant le style grandiose, n'aurait
pas légèrement drapé sa figure. En effet, il est
peu probable que l'amante d'Antoine, debout au pied de sa couche et
dans un état de nudité absolue, ait pris une attitude
de théâtre pour s'inoculer le venin mortel. Vainement nous
trouvons ici un de ces beaux airs de tête, qui naissaient avec
tant de facilité sous le pinceau du Guide, nous n'en remarquerons
pas moins l'oubli d'une convenance réelle dans cette composition.
Gaspar Nestcher, en traitant le même sujet, est tombé dans
un excès opposé. Sa Cléopâtre est presque
ensevelie sous une robe de satin qui papillote; on regrette que cette
disposition fasse perdre à l'artiste le mérite de s'être
souvenu assez heureusement de la tête de Niobé.
Ce sujet manié par la sculpture à laquelle
il appartient mieux, servirait à marquer les limites respectives
dans lesquelles se renferment les deux arts. Si le Guide a travaillé
sa Cléopâtre en statuaire, l'auteur français d'Aric
n'a fait que de la peinture avec du marbre, et de la peinture d'autant
plus mauvaise, qu'il n'y a rien au monde de froid,nous pouvons ajouter
de stupide, comme un mari regardant sa femme au moment où elle
se poignarde. Nul doute que le sculpteur ne dût saisir de préférence
l'instant où Poetus se frappe lui-même, en tenant les yeux
dirigés sur son épouse, dont la douleur physique serait
surmontée par une expression, assez bien sentie pour rappeler
le mot de cette Romaine courageuse. Nous le répétons,
ces sujets compliqués vont mal au ciseau. Celui de Théodon
s'est embarrassé dans une foule de plis inextricables, quand
de belles formes mises à nu pouvaient seules donner quelque mérite
à son travail, en lui rendant en partie le caractère de
simplicité qui lui manque.
Ce n'est pas que la peinture ne brille par le nu, quand
il est artistement ménagé, et qu'elle ne l'exige même
en certaines circonstances; mais il ne faut jamais qu'il s'y montre
sans motifs ; encore faut-il que ces motifs soient consacrés
par l'histoire ou nécessités par les situations. Qui ne
sent en effet qu'ici le coloris, sous lequel les formes deviennent vivantes,
exige une plus grande réserve, commandée également
par le rapprochement des figures, tandis que le marbre, presque toujours
solitaire, admet peu d'équivoque et n'a à répondre
que de lui-même?
Nous allons combattre une autorité de poids
; c'est celle de M. David. Certainement son Tatius et son Romulus du
tableau des Sabines ont notre approbation, comme de belles études
faites sur la nature; nous admirons également son Léonidas
comme renfermant une grande pensée; mais nous blâmons leur
nudité et nous dirons pourquoi.
Quand nous regardons une oeuvre de peinture, nous n'avons
garde de nous attendre à une illusion complète ; nous
nous prêtons, jusqu'à un certain point, à ce que
l'artiste a voulu de nous, en nous pénétrant de son esprit,
en nous transportant dans le siècle où vécurent
ses personnages, en rappelant même à notre mémoire
l'action dont il a voulu se faire l'historien. Ce n'est pas tout nous
consentons à oublier que le mouvement est la qualité distinctive
des êtres animés et nous arrêtons nos yeux sur une
toile, où tout est immobile, pour y saisir un instant précis
et presque mathématique, qui puisse justifier cet état,
stationnaire des figures, instant duquel on peut se faire une idée
au théâtre par la pose prolongée des acteurs dans
une même attitude, quand ils y sont applaudis ; ce qui, pour l'observer
en passant, montre le peu de goût du parterre, puisqu'il en résulte
une réduction notable de la vraisemblance.
Voilà déjà bien des sacrifices
consentis par le spectateur ; il ne s'en plaint pas : mais si à
ceux-ci vous ajoutez de nouvelles concessions repoussées, non-seulement
par la vérité historique, mais encore par les situations
sociales et le plus simple voeu de la nature, vous le déroutez
à l'instant ; il ne sait plus où il est, ce qu'on lui
montre ce que l'on prétend obtenir de lui. Quoi ! voilà
deux armées rangées en bataille, qui en vinrent aux mains,
il y a trois mille ans, et au milieu des combattans tous vêtus,
vous me présentez leurs chefs sans tunique, sans cottes d'armes,
la lance au bras et le baudrier à cru sur la poitrine ! vous
les faites se porter un défi mutuel, après leur avoir
donné un privilége de nudité et les avoir fait
descendre de leurs chevaux qu'ils montaient sûrement dans ce léger
costume ; et vous voulez que je croye à ces choses propres à
exciter le rire des petits enfans, si on s'avisait de les leur raconter
dans quelque soirée d'hiver ! ne voyez-vous pas que vous avez
tué l'illusion ? vous aurez beau grouper vos soldats avec une
science admirable ; ne pas me montrer une seule tête, un seul
buste, dont les jambes, que je ne puis toutes apercevoir, ne tombent
d'aplomb ; animer des coursiers qui blanchissent leurs mors d'écume
; jeter entre leurs pieds des mères éplorées, superbes
de formes, belles d'expression, et des enfants charmans qui, en se jouant
au sein d'un péril inconnu, demandent grâces pour deux
peuples auxquels ils appartiennent également : j'ai cessé
de vous comprendre ; je ne vous crois plus ; vous avez trop exigé
de moi. Vos deux guerriers, qui arrivent sur le devant de votre toile,
comme deux baigneurs sortant de l'onde, ont bouleversé toutes
mes idées. Vous êtes grand, pathétique, sublime
dans une partie de votre tableau; ce que l'autre m'offre ne saurait
être admis par ma raison. Placé entre le beau et l'absurde,
j'hésite, et, dans ma perplexité, je crains d'être
obligé de les rejeter tous les deux.
Vous me répliquez que, sur plusieurs bas-reliefs,
et sur un grand nombre de pierres gravées, les anciens ont représenté
leurs principaux personnages historiques dans un état de nudité,
que tel est le vrai genre héroïque admis par les premiers
maîtres de l'art que nous cultivons aujourd'hui, et qu'en brillant
dans une science supérieure à celle des draperies (la
science du corps humain), vous n'avez fait que vous conformer aux traditions.
Cette réponse ne me contente pas. Il s'agit
ici de peinture et non de sculpture, et nous avons déjà
signalé les différences, tant Morales que matérielles,
qui distinguent l'exercice de ces deux talens. À moins de tomber
dans la confusion des genres, on ne peut se permettre de les oublier.
Ce n'est pas tout : pourquoi prétendriez-vous me traiter plus
rigoureusement que vos devanciers n'en agissaient envers leurs contemporains
? certes ces derniers, qui avaient accordé les honneurs de l'apothéose
au fondateur de Rome, pouvaient trouver bon qu'on le peignit, qu'on
le sculptât, surtout, en demi dieu dans des sujets isolés
ou postérieurs à sa mort, non dans ceux où il devait
figurer en personne. Eussent-ils poussé plus loin l'indulgence
envers l'artiste, il serait toujours vrai que des spectateurs nationaux
étaient bien mieux disposés à recevoir une telle
illusion, ou plutôt à admettre cette licence, que des peuples
éloignés de trois mille ans de l'action et étrangers
aux opinions religieuses dont elle fut suivie. Il résulte de
ces explications, qu'un double prestige est ici nécessaire pour
nous associer à la pensée du peintre. En effet, un tableau
ne saurait être pour nous qu'une page de l'histoire. Il doit nous
offrir le fait dont il nous occupe, tel qu'il a eu lieu, tel qu'il a
été possible, au moins tel qu'il nous est raconté
par les écrivains du temps. Nous doutons que les matrones romaines
eussent approuvé le beau tableau de M. David, si les censeurs
avaient permis de l'exposer à la porte du Capitole, même
si plus tard on l'avait vu sous le portique d'Auguste.
Nous avons à parler d'un troisième prestige,
commandé par les compositions de cette mature, et celui-ci n'est
pas le moins essentiel : c'est qu'en accordant au peintre le droit de
placer de cette manière ses héros, au milieu d'une action
dont ils font partie, il faut les abstraire et les isoler en pensée
du reste des personnages, non-seulement pour soi, mais encore pour ceux-ci.
Nous voilà donc obligés de supposer que Tatius et Romulus,
dépouillés de tous vêtemens, sont aux prises à
la tête des deux armées, sans que leurs soldats, leurs
filles et leurs femmes soient les témoins de cette nudité,
qui certes les eût un peu étonnés ; ou plutôt,
exigeant une illusion de plus (car il faut sans cesse recourir à
la baguette magique), nous serons condamnés à dire que
les deux généraux sont nus pour le spectateur, mais qu'ils
ne le sont pas pour les deux camps ennemis.
La nudité du sujet des Thermopyles est beaucoup
moins condamnable. Les Spartiates s'exerçaient à la gymnastique
en cet état ; ils viennent de sacrifier aux dieux avant ou après
ces jeux qui entraient dans leurs institutions nationales et religieuses
: cela est tout simple et cette excuse peut être admise. Cependant
nous prierons M. David, si bien instruit de tout ce qui concerne son
art, de ne pas oublier que la peinture fleurit assez tard chez les Grecs
; que Panoenus, frère de Phidias fut à peu près
le premier Athénien dont le talent s'empara des sujets nationaux
avec succès ; que pourtant, à l'exception d'un seul de
ses ouvrages cités, il se borna dans tous à peindre des
demi-dieux et des événemens contemporains de la guerre
de Troie, et que, dans son tableau consacré à la bataille
de Marathon, il donna une parfaite ressemblance aux chefs Athéniens,
Miltiade, Callimaque et Cynégire, sans user du costume dit héroïque
; du moins aucun auteur ancien ne nous autorise à croire le contraire.
Polignote après lui, s'exerça sur ce même combat
de Marathon, y plaça les portraits de mêmes capitaines
et probablement il les habilla en guerriers. En effet, il nous semble
que la coutume de représenter les héros autrement, tient
plus à l'enfance de l'art qu'à ses époques de perfection.
Nous retrouvons ainsi sur une pierre étrusque (2), d'une haute
antiquité, les sept chefs devant Thébes ; le dessin en
est dur et incorrect. Pausanias, en nous parlant à son tour d'une
composition de Polignote, (la prise de Troie), dans les détails
de laquelle il semble se complaire, n'y cite qu'un seul guerrier nu,
et c'est Epéus, occupé à renverser un pan de muraille,
épisode qui ne nous semble pas d'un effet très-heureux.
Ajoutons que, quand ces ouvrages virent le jour, la science de l'artiste
était si peu avancée, qu'il était obligé
d'écrire les noms de ses figures à leurs pieds ou sur
leurs têtes. Polignote lui-même ne se permit pas de négliger
cette précaution. Certes, M. David a une bien autre manière
de nous faire comprendre ses superbes tableaux.
Ceci, au reste, n'est qu'une discussion d'antiquaires
qui ne tire point à conséquence nous insistons beaucoup
plus fortement sur les motifs allégués, dans les pages
précédentes, contre le nu fictif dans la peinture, et
qui se déduisent de nos aperçus intellectuels.
Nous croyons nous être assez bien expliqués,
pour qu'on ne nous suppose pas l'intention d'enlever au pinceau le droit
de s'exercer sur les formes humaines, même après qu'il
a fait tomber les voiles et les vêtemens. Nous nous bornerons
à souhaiter que, dans ce cas, le nu soit motivé ou réclamé
par les documens historiques, dussent-ils appartenir à la fable.
Ce n'est pas trop exiger ; ainsi nous n'adresserons aucun reproche à
M. Wafflard sur sa charmante composition d'Ulysse dans l'île des
Phéaciens, quoique, des huit figures principales associées
à l'action, de bon compte, cinq se montrent dans un costume assez
mince; nous irons jusqu'à louer l'artiste de ce que son sujet,
malgré cet inconvénient, a pris sous son pinceau une teinte
aimable de décence.
Réveillé par la chute d'un ballon que
viennent de lancer les compagnes de Nausica, Ulysse sort de l'asile
où il a goûté un léger repos, après
la perte de son navire sur les écueils. La vue de quelques femmes
peu éloignées le détermine à s'entourer
les reins d'une ceinture de feuillage ; s'avançant vers la jeune
princesse, il lui demande l'hospitalité. Le fils de Laërte
est nu, il doit l'être, Homère le dit expressément
; les compagnes de Nausica, après avoir lavé les vêtemens
dont le soin leur a été confié, suivant l'usage
de ces temps antiques, se sont baignées et se sont livrées
à divers jeux. N'ayant à craindre aucuns regards indiscrets,
elles peuvent être sans voile : c'est dans cet état que
le roi d'Ithaque va les surprendre. A son aspect, les unes fuient, les
autres se saisissent de divers tissus ; il en est qui se groupent auprès
de la fille de leur roi ; toutes s'efforcent de dérober à
l'oeil d'un étranger des formes que jusques-là celui d'une
mère a pu seul entrevoir. De ces mouvemens, le tableau reçoit
un ton général de pudeur qu'accroît encore la pose
très-bien entendue de l'une des deux figures principales. Nausica
est presque entièrement habillée; éminente en dignité
parmi ses compagnes, sans doute elle s'est mêlée la dernière
à leurs jeux et elle les a quittés la première.
L'artiste a senti, avec beaucoup de goût que, devant donner l'expression
d'une sage réserve à cette princesse, pendant, qu'Ulysse
lui parle, il ne pouvait d'ailleurs accroître l'embarras de sa
position. Aussi, retenant d'une main sur sa gorge, la seconde tunique
courte qu'elle est prête à y attacher et que lui dispute
presque une jeune fille tout-à-fait exposée aux regards,
de l'autre elle arrête une de ses compagnes. Cet entrelacement
de bras et de mains est d'une vérité pleine de grâces
; on devine, si on ne l'entend, ce que Nausica murmure entre ses lèvres
pour rassurer sa timide amie ; on sent aussi combien elle croit important
pour elle-même de ne pas se trouver abandonnée en présence
d'un inconnu ! Couverte d'une draperie qui a bien le pli antique, coiffée
avec élégance, écoutant avec une modestie aussi
éloignée de la hardiesse que de l'effroi et dans laquelle
on démêle un sentiment de dignité très-convenable,
la fille d'Alcinoüs devient le premier objet du tableau, quoique
l'Ulysse de M. Wafflard, soit tout ce qu'il doit être. Ce n'est
pas un mal ; l'ouvrage ainsi conçu cesse absolument d'avoir un
air de famille avec les compositions de genre. Nous ajouterons même,
sans craindre d'être démentis dans cette assertion, que
la figure de Nausica est d'un caractère assez élevé
pour être jugée digne du Poussin.
Debout sur un tertre, qui domine tout le reste de la
toile, Ulysse, de son bras étendu vers la mer, indique la place
et les débris de son naufrage ; l'autre main, posée sur
sa poitrine, fait un appel à la bouté de Nausica qu'il
a su distinguer entre ses compagnes. Il y était effectivement
tout préparé par la bonne disposition. du tableau; son
expression est bien celle d'un suppliant ; mais son oeil perçant
nous montre qu'il n'a pas perdu l'habitude, même lorsqu'il implore,
d'interroger les plus secrètes pensées de ceux auxquels
il s'adresse. Chaud de couleur et peint sur un beau modèle, le
roi d'Ithaque est d'un dessin ferme. Sous le coup de lumière
qui le frappe, ce torse est touché avec assez de vigueur pour
rappeler le héros, dont le bras nerveux, après avoir tendu
l'arc sur lequel se seront en vain essayés les prétendans
de Pénélope, les atteindra tous de ses flèches
inévitables.
Nous n'omettrons pas que les femmes mises en contraste
avec Ulysse, sont d'un bon ton de couleur ; que leurs formes sont agréables
; mais qu'elles plaisent moins par la grâce des contours, que
par une sage et noble régularité ; que leurs extrémités
sont traitées avec soin ; que l'effroi de quelques compagnes
de Nausica, vaincu par la curiosité, leur permet dans leur fuite
de tourner la tête en arrière, non pour imiter la Galatée
de Virgile, mal cachée par les saules, mais seulement pour céder
à cet instinct qui perdit la parente d'un patriarche, ce qui
est bien mieux entendu ; et que les plans sont assez heureusement ménagés
sur la toile, pour laisser la vue aller en toute liberté jusqu'au
fond du tableau, c'est-à-dire jusqu'aux montagnes qui le bornent
et au pied desquelles est bâtie la ville d'Alcinoüs. Nous
remarquerons que la célébrité des jardins de ce
bon roi, célébrité devenue classique, eut dû
engager l'artiste à les placer ici en perspective. C'est à
quoi le Poussin n'eût eu garde de manquer, et nous sommes surpris
que M. Wafflard ait négligé cette heureuse occasion d'ajouter
à la vérité pittoresque de son sujet. Nous trouverons
encore que les proportions de la jeune Phéacienne qui, par un
sentiment si naturel de pudeur, essaie de s'envelopper avec la tunique
de Nausica, sont un peu grêles : ce n'est pas qu'elles ne conviennent
à l'âge tendre que l'artiste a eu probablement l'intention
de mettre en scène, mais c'est qu'il eût pu leur en substituer
d'autres d'un aspect plus flatteur. Enfin le char attelé de deux
mules et que des femmes chargent de la garde-robe toute trempée
du vieux roi, quoique assez prononcé dans l'éloignement,
s'explique mal et ne nous a pas semblé d'une forme antique.
Mais voilà que nous nous livrons à un
examen sévère et détaillé d'un charmant
ouvrage (3), tandis que notre seul désir était de prouver,
par son succès, que la peinture admet des nudités, quand
elles ont des motifs, et qu'alors ni l'oeil ni la pensée la plus
austère ne les repousse. Effectivement il n'est pas d'appartement
de femme où l'ouvrage de M. Wafflard parut déplacé.
Nous ne cesserons de le redire : le nu veut être motivé
en peinture, et le pinceau ne doit encore s'y hasarder qu'avec
décence, comme dans la Suzanne de Santerre, vrai modèle
de la manière de traiter les sujets religieux. Encore un mot
sur le nu : c'est une carrière où le pinceau peut se permettre
beaucoup plus, quand il reproduit les formes de la femme, que quand
il révèle celles de l'homme. La raison en est simple :
la pudeur est l'apanage de la vierge, de l'épouse et de la mère
de famille; c'est leur vertu personnelle et le gage de toutes les autres.
Elles peuvent s'affliger de leur propre nudité ; mais elles en
seront moins blessées que lorsque celle d'un autre sexe viendra
s'offrir à leurs regards.
NOTES
1. Ce tableau, de grandeur naturelle et d'une exécution
très-savante, a été vendu, il y a sept ans, à
l'hôtel de Bullion, où nous l'avons vit. Il est connu par
la belle estampe de Porporati.
2. Il s'agit ici d'une cornaline très-célèbre où
il n'y a effectivement que cinq chefs de gravés, Tydée,
Polynice, Amphyaraüs, Adraste et Parthénopée : leurs
noms entourent leurs têtes. Ces chefs sont loin d'être entièrement
nus. S'ils ne sont couverts en partie de leurs armures, de lourdes draperies
leur ceignent les reins ; l'un d'eux en est comme empaqueté.
Un vase étrusque qui représente le héros
Echellus et une foule de bas-reliefs, offrent des guerriers nus mais
l'action n'y est jamais compliqué .
3. Ce tableau de chevalet appartient à M. Latine, qui l'a acheté
dans l'atelier de l'artiste.
*** NOTE sur l'auteur
:
Auguste Hilarion, comte de Kératry est aussi l'auteur de
L'Examen
philosophique des "Considérations sur le sentiment du sublime
et du beau, dans le rapport des caractères, des tempéraments,
des sexes, des climats et des religions", pour faire suite à
l'ouvrage Du Beau dans les arts d'imitation, Bossange frères,
1823
où il donne la deuxième traduction française du
texte de Kant, Betrachtungen über des Gefühl des Schönen
und Erhabenen, paru en 1764 chez Jacob Kanter à Könisberg.
© Textes rares
|