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Kératry***, Du beau dans les arts d'imitation
Paris, Audot, 1822

CHAPITRE XX. DU NU PAR RAPPORT AUX TABLEAUX ET AUX STATUES.

LES modernes n'ont pas assez considéré les limites des deux arts dans l'application des règles faites pour la peinture et la sculpture. En rendant commune à l'une et à l'autre celle du nu, ils ont commis une grande erreur. Où la sculpture est chaste, la peinture ne l'est pas toujours. Qui a vu la femme du Coucher à l'italienne de Vanloo (1), sera de notre avis. Modelez cette figure et mettez-la en marbre, elle n'aura certainement pas ce mouvement de chairs et de formes, dont la vérité, rendue sensible dans l'original par le ton admirable des couleurs, est poussée jusqu'à l'indécence. Obligé à beaucoup de réserves dans l'expression, pour obéir aux motifs que nous avons développés, le ciseau a le droit de faire sortir le nu de la pierre ; c'est là où il brille et la garantie de sa sagesse se trouve dans les conditions même de son succès. Le pinceau destiné plus spécialement à vêtir la beauté peut oser davantage dans l'expression, pourvu que le cynisme n'en altère jamais la grâce. Règle générale dans la peinture : si vous déshabillez vos personnages, vous êtes obligé de les couvrir aussitôt de leur pudeur, comme les filles de Sparte dans les danses du mont Taygète. A vous permis de représenter des nymphes au bain : mais dans leurs traits, vous laisserez remarquer une timide innocence ; une Diane : son front sera austère ; une Suzanne en but à la convoitise de deux vieillards : à condition que dans ce péril de la vertu, ses regards supplians, indignés même, se tournent vers le ciel ! encore, dans un tel spectacle, ainsi que l'entreprise téméraire d'un jeune homme aurait quelque chose de trop vif sur la toile, les cheveux blancs de la vieillesse répugnent à la vue. Le vice, et le vice audacieux jusqu'au crime sur les bords de sa tombe, afflige la pensée; s'il blesse, s'il outrage les saintes lois de la pudeur, la palette comme la morale le repousse.

Point de sculpture sans nudité, ou du moins sans la faire pressentir, sous le vêtement, d'une manière palpable. Cela est tellement dans les droits de l'art, que les productions de son enfance, chez les anciens peuples, furent toutes réduites à la plus simple représentation de l'état de nature. Le dessin de l'Égypte est raide, sa ligne est sèche et anguleuse, mais il ne s'est d'abord exercé que sur le nu. L'air ne saurait se jouer dans la pierre ; il faut à celle-ci des formes pleines, telles que le modèle humain les donne. Privée de l'avantage de faire illusion par la couleur, de relever ou de déprimer une étoffe au moyen des jours, des ombres et des demi-teintes, si ce n'est par une application sentie des tissus sur les corps, elle est autorisée à se permettre une révélation dont elle abuse rarement. Que nous resterait-il des artistes grecs, s'ils n'avaient travaillé d'après le nu? que seraient leurs plus beaux chefs-d'oeuvre ? Drapez la Vénus de Médicis et sa douce pudeur n'a plus de motifs ; jetez une tunique sur les épaules du Laocoon et Agésandre ne vous aura livré qu'une figure composée en style moderne d'académie ! Que deviendraient, en effet, ces tourmens d'une douleur qui envahit tout le corps de l'infortuné vieillard ? qui nous expliquerait cette transition subite du virus, qui, sous nos yeux, a déjà circulé de la morsure venimeuse au bout de l'orteil ? Est-ce une lourde draperie qui servirait d'intermédiaire entre les membres torturés? Et cet Apollon sublime qui a l'attitude et la vue perçante d'un Dieu, si vous vous avisez de l'habiller, vous n'en faites plus qu'un chasseur ordinaire ! Je ne sais même s'il est des épaules sur lesquelles cette tête, presque insolente, ne fût pas déplacée sans l'accompagnement des belles formes, qui lui donnent un droit d'audace superbe, parce qu'elles sont avec elle en harmonie? J'ose dire qu'ici la divinité viendrait expirer sous le vêtement. Voyez les ouvrages du Pujet : partout où il a sculpté le nu, il est admirable, comme dans le Milon de Crotone; où arrivent les habits il est médiocre, témoin son Andromède, dont le héros libérateur, sans grandeur et sans vérité dans le costume, n'a de beau que les chairs découvertes. N'était-ce pas le cas de nous offrir un guerrier à la manière des anciens avec le simple baudrier sur la poitrine? Quand on a reçu en partage les talonnières du fils agile de Maïa, quand on est armé de la redoutable épée du même dieu et que l'on tient, de l'autre main, l'égide de Minerve, qu'est-il besoin de cuirasse à la romaine dans un sujet grec ? Fallait-il rien de plus pour briser les chaînes d'une jeune captive ? Le nu héroïque était cette fois d'obligation, ou jamais il ne le sera.

Ce ne sont pas là les libertés qui font murmurer la pudeur. Elle attend d'autres motifs pour s'alarmer. Il n'y a pas long-temps qu'examinant deux Vénus non voilées, en la présence d'une vertueuse mère de famille, sans la faire rougir un instant, nous nous sommes livrés à diverses réflexions sur la beauté et sur la destination des formes principales de la femme dans l'ordre de la Providence ; il est tel tableau, dont les personnages sont vêtus de la tête aux pieds, devant lequel nous n'eussions osé hasarder un pareil entretien. Telle Magdeleine de Pazzi, telle Thérèse peinte par de grands maîtres, deviendrait, même entre hommes, un texte de conversation propre à rappeler le mot bien connu du duc de la Rochefoucauld, qui, voyant un de ses amis obstiné à réveiller le souvenir d'une anecdote de leur jeunesse, lui dit avec une sorte d'impatience : "Si vous le voulez absolument, nous en parlerons, mais ce ne sera qu'après avoir éteint les bougies."

Quand le ciseau nous donne fréquemment le nu, c'est par une sorte de convention passée entre le spectateur et le sculpteur, convention nécessaire au développement d'un art dont les ressources sont bornées et étrangères à la peinture qui a d'autres moyens de se faire valoir. La Cléopâtre du Guide, offrant son sein à la piqûre d'un aspic, est certainement très-belle de contours et d'expression, quoiqu'elle conserve, en cela même, trop peu de rapports avec les traditions relatives à cette reine d'Égypte, plus élégante et jolie que superbe dans ses formes ; mais nous ne voyons pas trop pourquoi l'artiste, même en adoptant le style grandiose, n'aurait pas légèrement drapé sa figure. En effet, il est peu probable que l'amante d'Antoine, debout au pied de sa couche et dans un état de nudité absolue, ait pris une attitude de théâtre pour s'inoculer le venin mortel. Vainement nous trouvons ici un de ces beaux airs de tête, qui naissaient avec tant de facilité sous le pinceau du Guide, nous n'en remarquerons pas moins l'oubli d'une convenance réelle dans cette composition. Gaspar Nestcher, en traitant le même sujet, est tombé dans un excès opposé. Sa Cléopâtre est presque ensevelie sous une robe de satin qui papillote; on regrette que cette disposition fasse perdre à l'artiste le mérite de s'être souvenu assez heureusement de la tête de Niobé.

Ce sujet manié par la sculpture à laquelle il appartient mieux, servirait à marquer les limites respectives dans lesquelles se renferment les deux arts. Si le Guide a travaillé sa Cléopâtre en statuaire, l'auteur français d'Aric n'a fait que de la peinture avec du marbre, et de la peinture d'autant plus mauvaise, qu'il n'y a rien au monde de froid,nous pouvons ajouter de stupide, comme un mari regardant sa femme au moment où elle se poignarde. Nul doute que le sculpteur ne dût saisir de préférence l'instant où Poetus se frappe lui-même, en tenant les yeux dirigés sur son épouse, dont la douleur physique serait surmontée par une expression, assez bien sentie pour rappeler le mot de cette Romaine courageuse. Nous le répétons, ces sujets compliqués vont mal au ciseau. Celui de Théodon s'est embarrassé dans une foule de plis inextricables, quand de belles formes mises à nu pouvaient seules donner quelque mérite à son travail, en lui rendant en partie le caractère de simplicité qui lui manque.

Ce n'est pas que la peinture ne brille par le nu, quand il est artistement ménagé, et qu'elle ne l'exige même en certaines circonstances; mais il ne faut jamais qu'il s'y montre sans motifs ; encore faut-il que ces motifs soient consacrés par l'histoire ou nécessités par les situations. Qui ne sent en effet qu'ici le coloris, sous lequel les formes deviennent vivantes, exige une plus grande réserve, commandée également par le rapprochement des figures, tandis que le marbre, presque toujours solitaire, admet peu d'équivoque et n'a à répondre que de lui-même?

Nous allons combattre une autorité de poids ; c'est celle de M. David. Certainement son Tatius et son Romulus du tableau des Sabines ont notre approbation, comme de belles études faites sur la nature; nous admirons également son Léonidas comme renfermant une grande pensée; mais nous blâmons leur nudité et nous dirons pourquoi.

Quand nous regardons une oeuvre de peinture, nous n'avons garde de nous attendre à une illusion complète ; nous nous prêtons, jusqu'à un certain point, à ce que l'artiste a voulu de nous, en nous pénétrant de son esprit, en nous transportant dans le siècle où vécurent ses personnages, en rappelant même à notre mémoire l'action dont il a voulu se faire l'historien. Ce n'est pas tout nous consentons à oublier que le mouvement est la qualité distinctive des êtres animés et nous arrêtons nos yeux sur une toile, où tout est immobile, pour y saisir un instant précis et presque mathématique, qui puisse justifier cet état, stationnaire des figures, instant duquel on peut se faire une idée au théâtre par la pose prolongée des acteurs dans une même attitude, quand ils y sont applaudis ; ce qui, pour l'observer en passant, montre le peu de goût du parterre, puisqu'il en résulte une réduction notable de la vraisemblance.

Voilà déjà bien des sacrifices consentis par le spectateur ; il ne s'en plaint pas : mais si à ceux-ci vous ajoutez de nouvelles concessions repoussées, non-seulement par la vérité historique, mais encore par les situations sociales et le plus simple voeu de la nature, vous le déroutez à l'instant ; il ne sait plus où il est, ce qu'on lui montre ce que l'on prétend obtenir de lui. Quoi ! voilà deux armées rangées en bataille, qui en vinrent aux mains, il y a trois mille ans, et au milieu des combattans tous vêtus, vous me présentez leurs chefs sans tunique, sans cottes d'armes, la lance au bras et le baudrier à cru sur la poitrine ! vous les faites se porter un défi mutuel, après leur avoir donné un privilége de nudité et les avoir fait descendre de leurs chevaux qu'ils montaient sûrement dans ce léger costume ; et vous voulez que je croye à ces choses propres à exciter le rire des petits enfans, si on s'avisait de les leur raconter dans quelque soirée d'hiver ! ne voyez-vous pas que vous avez tué l'illusion ? vous aurez beau grouper vos soldats avec une science admirable ; ne pas me montrer une seule tête, un seul buste, dont les jambes, que je ne puis toutes apercevoir, ne tombent d'aplomb ; animer des coursiers qui blanchissent leurs mors d'écume ; jeter entre leurs pieds des mères éplorées, superbes de formes, belles d'expression, et des enfants charmans qui, en se jouant au sein d'un péril inconnu, demandent grâces pour deux peuples auxquels ils appartiennent également : j'ai cessé de vous comprendre ; je ne vous crois plus ; vous avez trop exigé de moi. Vos deux guerriers, qui arrivent sur le devant de votre toile, comme deux baigneurs sortant de l'onde, ont bouleversé toutes mes idées. Vous êtes grand, pathétique, sublime dans une partie de votre tableau; ce que l'autre m'offre ne saurait être admis par ma raison. Placé entre le beau et l'absurde, j'hésite, et, dans ma perplexité, je crains d'être obligé de les rejeter tous les deux.

Vous me répliquez que, sur plusieurs bas-reliefs, et sur un grand nombre de pierres gravées, les anciens ont représenté leurs principaux personnages historiques dans un état de nudité, que tel est le vrai genre héroïque admis par les premiers maîtres de l'art que nous cultivons aujourd'hui, et qu'en brillant dans une science supérieure à celle des draperies (la science du corps humain), vous n'avez fait que vous conformer aux traditions.

Cette réponse ne me contente pas. Il s'agit ici de peinture et non de sculpture, et nous avons déjà signalé les différences, tant Morales que matérielles, qui distinguent l'exercice de ces deux talens. À moins de tomber dans la confusion des genres, on ne peut se permettre de les oublier. Ce n'est pas tout : pourquoi prétendriez-vous me traiter plus rigoureusement que vos devanciers n'en agissaient envers leurs contemporains ? certes ces derniers, qui avaient accordé les honneurs de l'apothéose au fondateur de Rome, pouvaient trouver bon qu'on le peignit, qu'on le sculptât, surtout, en demi dieu dans des sujets isolés ou postérieurs à sa mort, non dans ceux où il devait figurer en personne. Eussent-ils poussé plus loin l'indulgence envers l'artiste, il serait toujours vrai que des spectateurs nationaux étaient bien mieux disposés à recevoir une telle illusion, ou plutôt à admettre cette licence, que des peuples éloignés de trois mille ans de l'action et étrangers aux opinions religieuses dont elle fut suivie. Il résulte de ces explications, qu'un double prestige est ici nécessaire pour nous associer à la pensée du peintre. En effet, un tableau ne saurait être pour nous qu'une page de l'histoire. Il doit nous offrir le fait dont il nous occupe, tel qu'il a eu lieu, tel qu'il a été possible, au moins tel qu'il nous est raconté par les écrivains du temps. Nous doutons que les matrones romaines eussent approuvé le beau tableau de M. David, si les censeurs avaient permis de l'exposer à la porte du Capitole, même si plus tard on l'avait vu sous le portique d'Auguste.

Nous avons à parler d'un troisième prestige, commandé par les compositions de cette mature, et celui-ci n'est pas le moins essentiel : c'est qu'en accordant au peintre le droit de placer de cette manière ses héros, au milieu d'une action dont ils font partie, il faut les abstraire et les isoler en pensée du reste des personnages, non-seulement pour soi, mais encore pour ceux-ci. Nous voilà donc obligés de supposer que Tatius et Romulus, dépouillés de tous vêtemens, sont aux prises à la tête des deux armées, sans que leurs soldats, leurs filles et leurs femmes soient les témoins de cette nudité, qui certes les eût un peu étonnés ; ou plutôt, exigeant une illusion de plus (car il faut sans cesse recourir à la baguette magique), nous serons condamnés à dire que les deux généraux sont nus pour le spectateur, mais qu'ils ne le sont pas pour les deux camps ennemis.

La nudité du sujet des Thermopyles est beaucoup moins condamnable. Les Spartiates s'exerçaient à la gymnastique en cet état ; ils viennent de sacrifier aux dieux avant ou après ces jeux qui entraient dans leurs institutions nationales et religieuses : cela est tout simple et cette excuse peut être admise. Cependant nous prierons M. David, si bien instruit de tout ce qui concerne son art, de ne pas oublier que la peinture fleurit assez tard chez les Grecs ; que Panoenus, frère de Phidias fut à peu près le premier Athénien dont le talent s'empara des sujets nationaux avec succès ; que pourtant, à l'exception d'un seul de ses ouvrages cités, il se borna dans tous à peindre des demi-dieux et des événemens contemporains de la guerre de Troie, et que, dans son tableau consacré à la bataille de Marathon, il donna une parfaite ressemblance aux chefs Athéniens, Miltiade, Callimaque et Cynégire, sans user du costume dit héroïque ; du moins aucun auteur ancien ne nous autorise à croire le contraire. Polignote après lui, s'exerça sur ce même combat de Marathon, y plaça les portraits de mêmes capitaines et probablement il les habilla en guerriers. En effet, il nous semble que la coutume de représenter les héros autrement, tient plus à l'enfance de l'art qu'à ses époques de perfection. Nous retrouvons ainsi sur une pierre étrusque (2), d'une haute antiquité, les sept chefs devant Thébes ; le dessin en est dur et incorrect. Pausanias, en nous parlant à son tour d'une composition de Polignote, (la prise de Troie), dans les détails de laquelle il semble se complaire, n'y cite qu'un seul guerrier nu, et c'est Epéus, occupé à renverser un pan de muraille, épisode qui ne nous semble pas d'un effet très-heureux. Ajoutons que, quand ces ouvrages virent le jour, la science de l'artiste était si peu avancée, qu'il était obligé d'écrire les noms de ses figures à leurs pieds ou sur leurs têtes. Polignote lui-même ne se permit pas de négliger cette précaution. Certes, M. David a une bien autre manière de nous faire comprendre ses superbes tableaux.

Ceci, au reste, n'est qu'une discussion d'antiquaires qui ne tire point à conséquence nous insistons beaucoup plus fortement sur les motifs allégués, dans les pages précédentes, contre le nu fictif dans la peinture, et qui se déduisent de nos aperçus intellectuels.

Nous croyons nous être assez bien expliqués, pour qu'on ne nous suppose pas l'intention d'enlever au pinceau le droit de s'exercer sur les formes humaines, même après qu'il a fait tomber les voiles et les vêtemens. Nous nous bornerons à souhaiter que, dans ce cas, le nu soit motivé ou réclamé par les documens historiques, dussent-ils appartenir à la fable. Ce n'est pas trop exiger ; ainsi nous n'adresserons aucun reproche à M. Wafflard sur sa charmante composition d'Ulysse dans l'île des Phéaciens, quoique, des huit figures principales associées à l'action, de bon compte, cinq se montrent dans un costume assez mince; nous irons jusqu'à louer l'artiste de ce que son sujet, malgré cet inconvénient, a pris sous son pinceau une teinte aimable de décence.

Réveillé par la chute d'un ballon que viennent de lancer les compagnes de Nausica, Ulysse sort de l'asile où il a goûté un léger repos, après la perte de son navire sur les écueils. La vue de quelques femmes peu éloignées le détermine à s'entourer les reins d'une ceinture de feuillage ; s'avançant vers la jeune princesse, il lui demande l'hospitalité. Le fils de Laërte est nu, il doit l'être, Homère le dit expressément ; les compagnes de Nausica, après avoir lavé les vêtemens dont le soin leur a été confié, suivant l'usage de ces temps antiques, se sont baignées et se sont livrées à divers jeux. N'ayant à craindre aucuns regards indiscrets, elles peuvent être sans voile : c'est dans cet état que le roi d'Ithaque va les surprendre. A son aspect, les unes fuient, les autres se saisissent de divers tissus ; il en est qui se groupent auprès de la fille de leur roi ; toutes s'efforcent de dérober à l'oeil d'un étranger des formes que jusques-là celui d'une mère a pu seul entrevoir. De ces mouvemens, le tableau reçoit un ton général de pudeur qu'accroît encore la pose très-bien entendue de l'une des deux figures principales. Nausica est presque entièrement habillée; éminente en dignité parmi ses compagnes, sans doute elle s'est mêlée la dernière à leurs jeux et elle les a quittés la première. L'artiste a senti, avec beaucoup de goût que, devant donner l'expression d'une sage réserve à cette princesse, pendant, qu'Ulysse lui parle, il ne pouvait d'ailleurs accroître l'embarras de sa position. Aussi, retenant d'une main sur sa gorge, la seconde tunique courte qu'elle est prête à y attacher et que lui dispute presque une jeune fille tout-à-fait exposée aux regards, de l'autre elle arrête une de ses compagnes. Cet entrelacement de bras et de mains est d'une vérité pleine de grâces ; on devine, si on ne l'entend, ce que Nausica murmure entre ses lèvres pour rassurer sa timide amie ; on sent aussi combien elle croit important pour elle-même de ne pas se trouver abandonnée en présence d'un inconnu ! Couverte d'une draperie qui a bien le pli antique, coiffée avec élégance, écoutant avec une modestie aussi éloignée de la hardiesse que de l'effroi et dans laquelle on démêle un sentiment de dignité très-convenable, la fille d'Alcinoüs devient le premier objet du tableau, quoique l'Ulysse de M. Wafflard, soit tout ce qu'il doit être. Ce n'est pas un mal ; l'ouvrage ainsi conçu cesse absolument d'avoir un air de famille avec les compositions de genre. Nous ajouterons même, sans craindre d'être démentis dans cette assertion, que la figure de Nausica est d'un caractère assez élevé pour être jugée digne du Poussin.

Debout sur un tertre, qui domine tout le reste de la toile, Ulysse, de son bras étendu vers la mer, indique la place et les débris de son naufrage ; l'autre main, posée sur sa poitrine, fait un appel à la bouté de Nausica qu'il a su distinguer entre ses compagnes. Il y était effectivement tout préparé par la bonne disposition. du tableau; son expression est bien celle d'un suppliant ; mais son oeil perçant nous montre qu'il n'a pas perdu l'habitude, même lorsqu'il implore, d'interroger les plus secrètes pensées de ceux auxquels il s'adresse. Chaud de couleur et peint sur un beau modèle, le roi d'Ithaque est d'un dessin ferme. Sous le coup de lumière qui le frappe, ce torse est touché avec assez de vigueur pour rappeler le héros, dont le bras nerveux, après avoir tendu l'arc sur lequel se seront en vain essayés les prétendans de Pénélope, les atteindra tous de ses flèches inévitables.

Nous n'omettrons pas que les femmes mises en contraste avec Ulysse, sont d'un bon ton de couleur ; que leurs formes sont agréables ; mais qu'elles plaisent moins par la grâce des contours, que par une sage et noble régularité ; que leurs extrémités sont traitées avec soin ; que l'effroi de quelques compagnes de Nausica, vaincu par la curiosité, leur permet dans leur fuite de tourner la tête en arrière, non pour imiter la Galatée de Virgile, mal cachée par les saules, mais seulement pour céder à cet instinct qui perdit la parente d'un patriarche, ce qui est bien mieux entendu ; et que les plans sont assez heureusement ménagés sur la toile, pour laisser la vue aller en toute liberté jusqu'au fond du tableau, c'est-à-dire jusqu'aux montagnes qui le bornent et au pied desquelles est bâtie la ville d'Alcinoüs. Nous remarquerons que la célébrité des jardins de ce bon roi, célébrité devenue classique, eut dû engager l'artiste à les placer ici en perspective. C'est à quoi le Poussin n'eût eu garde de manquer, et nous sommes surpris que M. Wafflard ait négligé cette heureuse occasion d'ajouter à la vérité pittoresque de son sujet. Nous trouverons encore que les proportions de la jeune Phéacienne qui, par un sentiment si naturel de pudeur, essaie de s'envelopper avec la tunique de Nausica, sont un peu grêles : ce n'est pas qu'elles ne conviennent à l'âge tendre que l'artiste a eu probablement l'intention de mettre en scène, mais c'est qu'il eût pu leur en substituer d'autres d'un aspect plus flatteur. Enfin le char attelé de deux mules et que des femmes chargent de la garde-robe toute trempée du vieux roi, quoique assez prononcé dans l'éloignement, s'explique mal et ne nous a pas semblé d'une forme antique.

Mais voilà que nous nous livrons à un examen sévère et détaillé d'un charmant ouvrage (3), tandis que notre seul désir était de prouver, par son succès, que la peinture admet des nudités, quand elles ont des motifs, et qu'alors ni l'oeil ni la pensée la plus austère ne les repousse. Effectivement il n'est pas d'appartement de femme où l'ouvrage de M. Wafflard parut déplacé. Nous ne cesserons de le redire : le nu veut être motivé en peinture, et le pinceau ne doit encore s'y hasarder qu'avec décence, comme dans la Suzanne de Santerre, vrai modèle de la manière de traiter les sujets religieux. Encore un mot sur le nu : c'est une carrière où le pinceau peut se permettre beaucoup plus, quand il reproduit les formes de la femme, que quand il révèle celles de l'homme. La raison en est simple : la pudeur est l'apanage de la vierge, de l'épouse et de la mère de famille; c'est leur vertu personnelle et le gage de toutes les autres. Elles peuvent s'affliger de leur propre nudité ; mais elles en seront moins blessées que lorsque celle d'un autre sexe viendra s'offrir à leurs regards.


NOTES

1. Ce tableau, de grandeur naturelle et d'une exécution très-savante, a été vendu, il y a sept ans, à l'hôtel de Bullion, où nous l'avons vit. Il est connu par la belle estampe de Porporati.
2. Il s'agit ici d'une cornaline très-célèbre où il n'y a effectivement que cinq chefs de gravés, Tydée, Polynice, Amphyaraüs, Adraste et Parthénopée : leurs noms entourent leurs têtes. Ces chefs sont loin d'être entièrement nus. S'ils ne sont couverts en partie de leurs armures, de lourdes draperies leur ceignent les reins ; l'un d'eux en est comme empaqueté. Un vase étrusque qui représente le héros Echellus et une foule de bas-reliefs, offrent des guerriers nus mais l'action n'y est jamais compliqué .
3. Ce tableau de chevalet appartient à M. Latine, qui l'a acheté dans l'atelier de l'artiste.

*** NOTE sur l'auteur :
Auguste Hilarion, comte de Kératry est aussi l'auteur de
L'Examen philosophique des "Considérations sur le sentiment du sublime et du beau, dans le rapport des caractères, des tempéraments, des sexes, des climats et des religions", pour faire suite à l'ouvrage Du Beau dans les arts d'imitation, Bossange frères, 1823
où il donne la deuxième traduction française du texte de Kant, Betrachtungen über des Gefühl des Schönen und Erhabenen, paru en 1764 chez Jacob Kanter à Könisberg.

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