Dans le voyage de Platon en Sicile, à la cour
de Denis-le-Jeune, avant que le mauvais génie du tyran se fût
déclaré, le plus doux momens de loisir du sage Athénien
se passaient en promenades solitaires. Un char lui abrégeait
les distances ; et il n'en descendait que pour voir plus à son
aise les lieux qu'il voulait parcourir. Des bords de cette île
célèbre par sa riche fécondité, et plus
fameuse encore par les éruptions du volcan qu'elle renferme dans
son sein, au milieu des plus belles et des plus riantes campagnes, il
le voyait fumer cet Etna, ce gouffre terrible, qui peut-être dans
quelques heures ébranlerait l'île de ses tonnerres, et
l'inonderait de ses feux : il méditait avec étonnement
sur ce mélange des bontés et des rigueurs de la nature,
gémissant de voir à quel prix elle vendait aux humains
ses bienfaits.
Un jour qu'en s'avançant du côté de Messine il parcourait
le bord de l'île d'où l'on découvre l'Italie, il
aperçut au bout d'un village voisin un jeune homme et une jeune
femme assis et tristement appuyés au pied d'un cyprès.
La femme tenait dans ses bras un enfant qu'elle nourrissait ; l'homme
avait les yeux attachés sur un tombeau simple et rustique, mais
construit avec soin d'une lave noire et luisante, taillé en pyramide,
et ceint d'un jeune lierre qui semblait l'embrasser. À cette
vue intéressante, le sage dirigeait ses pas vers le cyprès.
Le jeune homme se lève, comme pour l'éviter, et s'éloigne
de son passage. La jeune femme, dont l'enfant dormait sur ses genoux,
se tenant immobile, lui donne le temps d'approcher.
Sensible mère, lui dit-il (car ce beau caractère est peint
dans tous vos traits, et surtout dans l'oeil doux et tendre dont vous
regardez cet enfant), c'est apparemment votre époux qui semble
éviter mon approche ? Ai-je donc un air si sauvage ?
ou lui même l'est-il assez pour appréhender la rencontre
d'un inconnu paisible et désarmé qui vient à lui ?
Étranger, lui répondit-elle, ne vous offensez point d'un
mouvement involontaire. Mon époux n'est rien moins timide et
sauvage ; mais il est triste, et vous savez que la tristesse aime la
solitude. Hélas ! c'est à la joie à vouloir
des témoins, et la joie est loin de nos coeurs. Et quelle est,
demanda Platon, la cause de votre tristesse ? Si jeunes, si beaux
l'un et l'autre, avec un si joli enfant, pouvez-vous être malheureux ?
Vous vous aimez sans doute ? - Oh ! oui nous nous aimons.
- À vous voir, vous ne semblez pas être dans l'infortune ?
- Dans l'infortune ! ah ! plût aux dieux que ce fût
là notre malheur ! - Quel est-il donc ? Lisez, dit-elle,
en lui montrant le tombeau sur lequel étaient gravés ces
mots : Ici repose Pythias, ici reposera Damon. - Quoi !
Damon ! Pythias ! ces deux héros de l'amitié ?
Oui, l'un est mon époux, l'autre, dit-elle, était mon
frère. Il n'est plus. C'est dans ce tombeau qu'il attend son
ami, son malheureux ami, que cet enfant et moi retenons seuls encore
attaché à la vie, et qui tous les jours se consume en
regrets, hélas ! superflus.
J'ai quelquefois, lui dit le sage, trouvé des consolations à
de grandes douleurs ; et, si ce jeune homme voulait m'entendre, peut-être
offrirais-je à la sienne au moins quelque soulagement.
Platon, avec l'air grave et doux que lui avait donné la nature,
et que l'élévation de ses pensées ennoblissait
encore, n'eut pas de peine à inspirer à Déliane
(c'était le nom de la jeune femme) cette confiance à laquelle
les malheureux sont disposés, pour peu que l'on daigne les plaindre.
Ah ! si vous saviez, lui dit-elle, quel fut le caractère
de l'amitié dans l'âme de mon frère et dans l'âme
de mon époux ! On m'en a dit assez, lui répondit
Platon, pour m'en donner une haute idée ; mais c'est de votre
bouche que je voudrais entendre ce que la renommée en a raconté
vaguement.
Durant cet entretien, Damon s'était assis assez loin d'eux, sur
le rivage, le regard fixé sur la mer, qui semblait gémir
avec lui. Le voilà, dit-elle, occupé de sa chère
douleur : n'allons pas l'en distraire ; et, pour juger combien l'atteinte
en est profonde, écoutez-moi, sensible et généreux
mortel, que je vois touché de nos peines. Puissent les dieux
vous inspirer le moyen de les adoucir !
Mon frère, jeune encore, était à Syracuse un commerçant
déjà considéré dans son état. Mon
père avait mis en ses mains une partie de sa fortune, et la faisait
prospérer ; en, même temps il fréquentait les écoles
de la sagesse ; et ce fut là que Damon et lui se prirent l'un
pour l'autre de cette amitié sainte, qui a fait leur gloire et
mon malheur. Imbus de la même doctrine, faisant tous les deux
leur étude et leurs délices de la vertu, ils étaient
si intimement unis de volonté, de sentiment et de pensée,
qu'ils semblaient n'avoir plus qu'une âme, lorsque, dans un mouvement
populaire en faveur de la liberté, mon frère fut accusé
d'être l'un des moteurs de la sédition. Il se défendit
mal d'une action qu'il croyait louable, et fut condamné à
la mort. Amené devant le tyran : Je ne daigne pas, lui dit-il,
te demander la vie, mais seulement le temps d'aller, non loin d'ici,
voir mes parens, régler avec eux mes affaires, recevoir leurs
derniers adieux. Pour cela trois jours me suffisent ; le quatrième,
avant le coucher du soleil, je viendrai me livrer à toi ; et
je t'en donne ma parole. Ce langage froid et tranquille étonna
le tyran. Et ta parole, lui dit-il, quel en serait le garant ?
Moi, s'écria Damon, qui n'avait pas quitté mon frère
; et, s'il y manque, je te reste en otage pour mourir à sa place ?
C'est un autre lui-même, sur qui tu pourras te venger.
Le tyran voulut voir si la confiance de l'amitié et sa fidélité
soutiendraient cette épreuve : il laissa partir l'un, et retint
l'autre dans les fers, en lui annonçant qu'il le ferait mourir,
si le quatrième jour, avant l'heure marquée, son ami ne
revenait pas.
Damon et Pythias, en se séparant, s'embrassèrent, mais
sans aucune ostentation de courage. Pour eux, ce qu'avaient peine à
croire le tyran et ses satellites, n'était que simple et naturel.
Pythias vint donc au village, où, plus sage que lui, son père
vaquait aux soins de la culture de se champs et de ses vergers. Ils
furent deux jours occupés à mettre de l'ordre dans leur
affaires ; et le troisième jour enfin se passait entre nous en
propos intimes et tendres, où mon frère dissimulait la
tristesse de ses adieux. Hélas ! sa mère et moi,
nous les aurions reçus sans nous douter de son malheur !
Mais le tyran, qui se faisait un jeu de livrer ce jeune homme aux plus
rudes combats de l'honneur avec la nature, eut l'ingénieuse malice
de nous faire avertir du sort qui l'attendait, et de l'engagement qu'avait
pris son ami de mourir à sa place s'il manquait parole.
A cet avis funeste, je restai, je l'avoue, comme frappée du coup
mortel, et dans une résolution stupide entre le crime et le malheur.
Ma mère, plus déterminée, trouva dans la nature
le courage du désespoir. D'abord elle crut impossible que Denis
fût assez atroce pour venger sur l'homme innocent la délivrance
du coupable ; et, se faisant illusion sur le péril de l'un, elle
ne s'occupa que des moyens de sauver l'autre. Mais pour le retenir,
elle se défiait du pouvoir même de ses larmes.
Elle dissimula ce qu'elle avais appris, dévora sa douleur, m'ordonna
d'étouffer la mienne ; et, déguisant sous un calme apparent
ce qui se passait dans son âme, elle invita son fils à
profiter le soir de la tranquillité qui régnait sur la
mer, pour s'y promener avec nous. La barque nous était vendue,
le nocher, le pilote nous était affidé. Que ne peut l'amour
d'une mère ? La mienne se sentait la force d'enchaîner
son fils dans ses bras, sitôt que nous serions éloignés
du rivage : il aurait beau se plaindre, menacer, se débattre
; elle serait sans cesse attachée à lui ; ses efforts
seraient vains pour se dégager ; et, s'il se jetait dans
les flot, il l'y entraînerait elle-même. Ainsi elle espérait
le forcer malgré lui de se dérober à la mort, et
de passer en Italie.
Mon père, accablé de tristesse (car il avait le secret
de son fils), regardait d'un oeil morne cet appareil d'amusement, sans
en soupçonner l'artifice. Ma mère connaissait trop bien
l'austérité de sa vertu pour lui avoir confié sa
résolution. Mais, soit qu'au trouble de nos sens, à la
pâleur de nos visages, à l'impatience où était
ma mère de monter sur la barque et de l'y attirer, mon frère
en pénétrât la cause ; soit que, ses heures étant
comptées, il ne voulût courir sur la mer aucun risque qui
pût retarder son retour : Allez, ma mère, allez, ma soeur,
nous dit-il, respirer ensemble un air calme et pur sur le eaux ; quelque
soin nous retient encore mon père et moi sur le rivage. Et, en
disant ses mots, il nous embrassait tendrement.
Ma mère, après avoir inutilement redoublé ses instances
pour l'engager à s'embarquer, reconnut qu'il voulait la tromper
elle-même ; et sa douleur rompant tout-à-coup le silence
: Ah ! cruel, lui dit-elle, tu veux m'échapper ! tu
le veux, et pourquoi ? pour aller mourir ? Une vaine menace,
qui, sans l'iniquité la plus aveugle et la plus noir, ne peut
s'accomplir sur un homme dont tout le crime est l'amitié, la
bonne foi, la vertu même ; cette menace t'épouvante, au
point d'aller t'offrir à une mort certaine, à un supplice
inévitable ! Non, ton ami, crois-moi, ne sera point puni
de ton évasion : Denis a dans sa politique trop de prudence ;
il ne veut point se rendre gratuitement odieux ; et, quant à
la parole que tu lui as donnée, tu sais bien qu'un engagement
pris sous le glaive et dans les fers n'est sacré qu'autant qu'il
est juste. A ces motifs elle ajouta tout ce que la douleur et le désespoir
d'une mère ont de plus déchirant pour l'âme d'un
fils vertueux.
Mon frère l'écoutait, les yeux baissés et pleins
de larmes. Ma mère, lui dit-il, épargnez votre fils, et
n'empoisonnez pas les derniers momens d'une vie que je veux rendre aux
dieux innocents et sans tache comme je l'ai reçue. Non, je ne
suis pas né de vous pour être ingrat, perfide et sacrilège.
J'ai promis sur la tête de mon ami d'aller me remettre à
sa place. D'autres calculeront le danger où l'exposerait mon
infidélité ; je ne calcule point, je sais qu'il ne doit
courir aucun risque. Il répond de ma foi, il est garant de ma
parole ; c'est à moi de l'en dégager : et rien sous le
ciel, non, ma mère, rien ne peut m'empêcher de remplir
ce devoir. Laissez-moi mériter vos larmes et les regrets de ma
patrie. Si je meurs honoré de son estime, j'aurai assez vécu.
Mon père, assis auprès de nos dieux domestiques, et la
tête appuyée sur ses deux mains, avait gardé jusque
là le silence. Tout-à-coup il se lève, et serrant
son fils dans se bras : Va, lui dit-il, par pitié, va-t'en ;
nous n'avons pas la force d'être aussi vertueux que toi. Il partit,
et ma mère, en jetant un cri qui nous perça le cur, tomba
dans mes bras éperdue, sans couleur et bientôt sans voix.
La nuit, le jour d'après, sa douleur fut une agonie. A tout moment,
elle croyait voir tomber sous le glaive homicide la tête de son
fils, et les convulsions que lui causait cette pensée n'étaient
interrompue que par des défaillances où je croyais la
voir expirer dans mes bras. Mon fils ! mon cher fils ! Ces
deux mots, dont l'accent perçait jusqu'au ciel, et qui sans doute
le fléchirent, étaient le cri de sa douleur.
Cependant le quatrième jour, ce jour fatal, marqué pour
le retour de Pythias à Syracuse, penchait déjà
de son midi vers son couchant. L'échafaud était préparé.
Tout le monde était dans l'attente ; ce peuple sensible et cruel,
à qui le besoin d'être ému fait chérir de
sanglans spectacles, assiégeait la prison où Damon était
dans les fers. Le soleil baisse, il va disparaître sous l'horizon,
et Pythias ne revient point. Alors Denis ordonne qu'il soit amené.
Eh bien ! lui dit-il, ton ami, ce sage, ce vertueux homme, dont
tu as répondu sur ta tête, ne paraît point, et le
soleil Le soleil s'éteindra avant que la vertu de mon ami s'altère,
lui répondit Damon. Ne te presse donc pas de ne pas croire aux
gens de bien. - Cependant, s'il ne revient point, que diras-tu ?
- Je dirai qu'il est mort, et moi-même dès ce moment je
ne tiendrai plus à la vie. Va donc sur l'échafaud l'attendre,
ou va remplacer, lui dit le vieux tyran.
Alors on vit Damon chargé de chaînes, environné
de gardes, sortir du palais de Denis, et d'un front calme, et d'un pas
ferme marcher vers le lieu du supplice. Déjà la foule
impatiente blasphémait l'amitié et la vertu de Pythias,
quand tout-à-coup un bruit confus l'annonce ; il arrive, il s'avance,
il fend la foule, il voit Damon sur l'échafaud. Me voilà !
s'écria-t-il ; le soleil luit encore. Mon ami ne répond
plus de moi : qu'on le dégage, et qu'on me rende ces fers qui
m'appartiennent, et cet échafaud qui est à moi. En disant
ces mots, il s'y élance ; les deux amis s'embrassent ; mais
le seul des deux qui ressent de la joie, c'est Pythias ; Damon
est abattu et paraît consterné.
Le peuple est attendri ; les larmes coulent de tous les yeux ; et, malgré
la terreur qu'imprime l'appareil de la tyrannie, un cri de mille voix
s'élève pour demander la vie de celui qui de si bon coeur
vient se présenter à la mort.
Averti de ce qui se passe, Denis les fait descendre l'un et l'autre
de l'échafaud, et ordonne qu'on le lui amène. Amis généreux,
leur dit-il, vivez, et consentez que, dans cette amitié si rare
et si digne d'envie, je sois en troisième avec vous. Ils répondirent
que leur ami ne pouvait être que leur égal ; que pour lui
la douceur de cette égalité était incompatible
avec sa fortune présente : mais que, si jamais il était
assez sage, assez modéré pour ne plus vouloir être
que ce qu'il était né, un libre et simple citoyen, sa
place était marquée entre eux par la reconnaissance ;
et qu'ils allaient l'attendre dans l'humble et sûr asile de l'heureuse
médiocrité.
Mon frère et son ami ne perdirent pas un instant à venir
nous rendre la vie ; et tel avait été dans le coeur de
ma mère l'excès de la douleur au départ de son
fils, tel fut à son retour l'excès et l'égarement
de sa joie.
Hélas ! dès ce moment où mon père et
ma mère, au lieu d'un fils, en eurent deux, notre félicité
fut trop pleine et trop pure pour que la jalouse fortune pût souffrir
qu'elle fût durable ; et, trois ans à peine écoulés
dans cette intimité paisible, mon frère étant tombé
malade, ni les secours de l'art, ni tous les soins de notre amour ne
purent le sauver ; la mort nous le ravit. Je n'ai pas besoin de vous
dire quelle fut notre désolation. Mais ce que je n'oublierai
jamais, c'est le caractère étonnant que prit l'affliction
de ma mère, pour une mort qui ne venait plus que de la nature
et des dieux. Sa douleur, que vous avez vue si violente et si éperdue,
lorsque son fils allait livrer sa tête au glaive d'un tyran, cette
douleur cruelle encore, et toujours maternelle, fut soumise et respectueuse
lorsqu'elle fut en présence du ciel, et ne put accuser que lui.
Celle de mon père, non moins religieuse, ne se permit que de
larmes muettes. La mienne fut plus vive ; mais leur piété
la modéra. Damon, au milieu de ce deuil et de ce lugubre silence,
ne laissa échapper ni plaintes ni gémissements ; son coeur
flétri ne fut pas même soulagé par des larmes. Ces
faibles signes d'une douleur commune n'étaient pas dignes de
la sienne. J'ai vu depuis qu'une heure avant que son ami fût porté
au tombeau, se trouvant seul auprès du lit où reposait
son corps, il s'était donné la consolation de l'embrasser,
de presser long-temps de ses lèvres tantôt ses yeux éteints
et tantôt sa bouche livide, et d'appuyer son coeur contre ce coeur
glacé, qui ne répondait plus au sien. Mais devant nous
il retient sa douleur renfermée au fond de son âme. Hélas !
qu'avec moins de courage ne la laissait-il s'exhaler ! La nôtre,
avec le temps, s'est affaiblie ; la sienne est fixe et inaltérable,
et il ressent la perte de son ami dans ce moment tout comme il la sentait
au moment de ses funérailles. C'est lui qui, dans un coin de
l'héritage de nos pères, lui a fait élever ce tombeau
; et depuis trois ans, tout le jour, à la même heure où
son ami a rendu le dernier soupir, il vient en silence ; et, pour ne
pas l'affliger encore plus, il faut que je lui laisse méditer
on malheur.
Quoi ! dit Platon, l'amour, les charmes de l'hymen, les tendres
soins de la nature, cet intérêt si doux de la paternité,
n'ont pu faire diversion à cette affligeante pensée !
Nous espérions, dit-elle, en adoucir au moins l'amertume par
ce mélange de nouvelles affections ; et c'est pour cela que mon
père l'a invité lui-même à s'unir à
moi. Sensible à cette marque de bonté, il y a répondu
au gré de nos souhaits ; et au sentiment de bienveillance dont
nous étions prévenus l'un pour l'autre, a succédé
sans peine cette inclination qui est le présage de l'amour. Enfin,
l'amour lui-même, et l'amour le plus tendre a rempli les voeux
de l'hymen ; et dans le monde aucun destin ne serait plus doux que le
notre, sans cet affligeant souvenir qui obsède l'âme de
mon époux.
Je vais le joindre, dit Platon, et vous le ramener : j'espère
que, s'il veut m'entendre, il sera moins à plaindre, et plus
reconnaissant des biens que les dieux lui ont laissés. A ces
mots Platon s'avança vers le rivage où le jeune homme
était encore assis ; et en l'abordant : Vrai disciple d'un sage,
lui dit-il, vous dont le seul nom fait tressaillir le coeur de tous
les gens de bien, vous dont la mémoire à jamais unie à
celle de votre ami, sera le plus beau titre de gloire de l'école
de Pythagore où vous avez été formés, ne
vous étonnez pas de vous voir poursuivi par un ami de la vertu
: je suis Platon, disciple de Socrate, avec qui j'ai vécu, et
que j'ai vu mourir. Aux noms de Platon, de Socrate, Damon, saisi de
respect, se lève ; et, confus des éloges qu'il a reçus
d'une bouche aussi révérée, il y répond
avec la modestie qui sert de voile à la vertu.
Illustre ami du plus vertueux des mortels, plaignez, lui dit-il, ma
patrie, d'être réduite à vanter comme rare le juste
et simple office d'une véritable amitié. Si jamais le
monde reprend les saintes lois de la nature, Damon, et Pythias lui-même,
n'aura que le mérite d'avoir fait son devoir. Mais ce qui sera
toujours rare, divin d'une dure captivité ; mais l'autre est
certainement libre de diriger son vol, et de se reposer où elle
se plaît davantage ; et dans quel lieu du monde l'âme de
votre ami, et ce qu'on appelle ses mânes, doivent-ils mieux se
plaire qu'autour de ces foyers où vous tenez sa place ; qu'autour
de ce tombeau que vous lui avez élevé ? Invisible
et présent, c'est là qu'il vient voir son ami, sa sur,
ses père et mère assis au pied de ce cyprès : leur
piété le touche, il aime à se survivre dans leur
souvenir ; il entend avec plaisir son nom se mêler à leurs
entretiens ; et, s'il ne lui donnaient que de tendres regrets, il se
plairait à voir sa cendre arrosée de douces larmes. Mais,
Damon, faites-vous à votre ami l'injure de penser qu'il jouisse
d'une douleur qui vous consume, d'une tristesse qui éternise
dans vos curs le seuil de sa mort ? Ah ! s'il peut être
malheureux, il l'est du chagrin qu'il vous cause ; il l'est de l'amertume
que vous versez vous-même sur les vieux jours de ses parens. Il
vous les a légués pour qu'ils fussent heureux encore ;
il leur a inspiré l'idée de vous donner leur fille pour
vous associer aux soins de son amour pour eux. Que faites-vous, ingrat ?
Vous trahissez le vux, l'espérance de votre ami. Vous affligez
tout ce qu'il aime ; vous attristez encore, dans ses bons père
et mère, cette vieillesse intéressante dont il eût
charmé les langueurs. Ah ! s'il pouvait se faire entendre,
il vous dirait : Je ne veux point d'une douleur immodérée,
d'une douleur qui n'est qu'une faiblesse lorsqu'elle est portée
à l'excès ; souviens-toi, Damon, souviens-toi que ton
ami était mortel, et qu'avec toi il a joui des plus doux charmes
de la vie. Sois assez modeste, assez sage pour ne pas croire que le
ciel te dût tous les biens à la fois ; sens le prix de
ceux qu'il te laisse ; vis content d'être aimé de tout
ce qui m'est cher ; rends-les heureux, soi-le toi-même, et ne
trouble plus mon repos.
L'impression que fit ce langage sur l'esprit de Damon se conçoit
aisément. Son âme se saisit avidement de la pensée
que son ami, présent encore, le voyait, l'entendait ; son imagination
s'exalta même au point de croire le voir et l'entendre ; et, dès
qu'il pût penser que sa douleur l'affligeait, il cessa de la chérie,
s'en accusa, et sentit tout-à-coup son coeur à demi soulagé
du poids qui l'avait oppressé. Allons, dit-il, retrouver ma femme
; je veux, divin Platon, qu'elle vous rende grâce du changement
prodigieux que vous venez d'opérer en moi.
Déliane, dit-il en l'abordant, voilà un sage qui nous
enseigne qu'un excès d'affliction peut n'être qu'un excès
d'amour pour soi-même. Pardonnez-moi d'avoir trop oublié
que je ne vivais pas pour moi. J'abjure un sentiment trop long-temps
personnel ; et mon âme entière se rend aux saints devoirs
de la reconnaissance, de l'amour et de la nature. Celui à qui
les biens que le destin me laisse ne suffisent pas pour se croire l'un
des mortels les plus fameux, ne mérite pas d'en jouir.
© Textes rares
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