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Sénecé* 
Contes : La confiance perdue
ou le serpent mangeur de kaïmack, et le Turc son pourvoyeur

 















 















 















 















 















 















 















 















 















 















 















 















 















 















 















 




Les Turcs font si grand cas d'une certaine fable,
Que la pièce à leur gré tient presque du divin ;
Conte bleu, cependant, et bleu d'un bleu turquin,
Bizarrement pensé, heurtant le vraisemblable,
Et pis que tout cela, plus long qu'un jour sans pain ;
Mais, au défaut de l'agréable
Qui n'en est pas le beau côté,
Peut-être pourrait-on le trouver supportable,
En se fixant à sa moralité.
Enfin, passable ou non passable,
Voici ce qu'à peu près on m'en a raconté.

Dans le coin d'un faubourg de Pruse, en Bythinie.
Demeuroit à l'étroit un pauvre musulman,
Bon homme, de qui la manie
Étoit de calculer les mots de l'Alcoran,
Et d'en savoir par coeur toute la litanie,
Sans élever plus haut d'un cran
Son étude ni son génie ;
Du reste, quant aux mours, réglé comme un cadran.
Et si dévôt que, dans le voisinage,
Il servait de modèle à tous les vrais croyants.
Il avoit femme aux yeux noirs et brillants,
Belle, bien faite, égale, douce, sage ;
Pour couper court, femme aimable en tout sens,
Et qui l'aimoit on ne peut davantage :
Puis, comme on sait, dévots et pauvres gens,
Pour honorer l'état du mariage,
Sont la plupart de grands faiseurs d'enfants.
Aussi Mahmoud (c'est notre personnage)
En mouloit-il au moins un tous les ans.
Or, une année il advint qu'en un temps,
Temps de grossesse, où femmes de bons sens
Quelquefois paroîtront folles à triple étage,
Tant leurs goûts sont extravagants.
La sienne eut une envie, ml plutôt une rage,
De t'ter d'un certain laitage
Qu'on nomme en turc du kaïmack.
J'ai, disoit-elle, un feu dans l'estomac
Qui me dévore, et suis sure, je gage,
Sans me regarder au miroir,
Qu'il y paroit sur mon visage.
Mon cher mari, mon cher bon, mon espoir,
Fais-moi manger du kaïmack ce soir.
Ce soir? s'écria-t-il, je voudrois le pouvoir ;
Mais comment faire ? on n'en vend qu'au village ;
C'est fort loin, il est tard ; tu sais bien tout cela.
Jusqu'à demain, m'amour, t'che à prendre courage,
Je t'en irai chercher. Cependant, d'ici là,
Observe bien tes mains ; car, dis-moi, quel dommage,
Si te grattant partout où le hasard voudra,
Tu nous allois planter un morceau de fromage
Droit sur le bout du nez du poupon qui viendra!
La pauvrette, à ce badinage,
Sourit, prit patience, et pourtant soupira.
Dès la pointe du jour Mahmoud lui tint parole,
Choisit un plat bien écuré,
Et court, ou plutôt vole,
An laitage tant désire.
Mais en allant s'il fut Eole,
Pour le boiteux Vulcain on l'eût pris au retour,
Lorsqu'il vint à passer par une longue plaine,
Dont le soleil faisoit un four.
Heureusement au bout il vit une fontaine
Rencognée à l'écart dans un petit détour,
Et tout clopin clopant s'y rendit avec peine.
Son bassin regorgeoit d'une eau riante et saine ;
Des gazons émaillés l'ornoient tout à l'entour ;
Un plane l'ombrageait par son vaste contour,
Et les zephirs au frais, sans agiter l'arène,
Luttoient si joliment contre le chaud du jour,
Qu'au murmure de l'onde et de leur douce haleine,
Tout sembloit dire en ce séjour :
Ou dormez, ou faites l'amour.
Faire l'amour! Mahmoud n'en avoit point envie,
Quand même il auroit eu de quoi ;
Mais oui bien de dormir et plus que de sa vie :
Aussi tout étendu dormoit-il comme un roi ;
Posez le cas qu'un roi dorme mieux qu'un autre homme :
J'en pense au rebours, quant à moi.
Quoi qu'il en soit, tandis qu'il dépêche son somme,
Un gros serpent goulu, d'ailleurs fort bien instruit,
Dont l'arbre creux formoît le gîte,
En dégringole a petit bruit,
Mange le kaïmack et remonte au plus vite,
Et juste dans le plat d'étain
Qu'avoit mis le dormeur auprès de son oreille,
Laisse tomber un beau sequin.
Le Turc ouvre les yeux à ce son argentin,
Regarde, se les frotte, et si fort s'émerveille,
Qu'il doute s'il dort ou s'il veille,
Ne pouvant concevoir ni par qui ni par où,
Dans un lieu si désert, lui venoit telle chance,
Quand l'animal, passant la tête hors du trou,
Se dresse, se rengorge en serpent d'importance,
Siffle pour l'avertir, et lui dit : Cher Mahmoud,
D'un petit air de connoissance,
Vraiment, ton kaïmack étoit de fort bon goût ;
Il y paroît, je crois, à ma reconnoissance ;
En effet, j'en suis si content,
Que si tu me promets de garder le silence,
Et de m'en apporter chaque matin autant,
Un sequin tous les jours sera ta récompense.
Notre homme, qui de peur étoit quasi perclus,
A de si doux propos, si richement conçus,
Se dégourdit, se lève, et fait la révérence,
Promet du secret tant et plus
A l'illustre animal, qu'il traite d'Excellence ;
(Beaux titres de tout temps suivirent la finance) ;
Et devenu léger, de nouveau recourut
Chercher du kaïmack pour sa chère femelle.
Savoir sur son retard ce qu'il dit à la belle,
Quelle fut son excuse, et comme on le reçut,
Il n'en est point parle : c'est pour moi lettre close.
Mais de retour à son taudis,
Aussitôt la première chose
Fut, le corps contre terre et l''me au paradis,
De rendre grace au ciel de sa bonne aventure ;
Puis en digne patron des zélés osmanlis :
Grand Mahomet, dit-il pourvu que ceci dure
Seulement cinq ans accomplis,
Je te jure d'aller à ces lieux ennoblis
Par ta naissance et par ta sépulture.
Oh! pour moi quelle joie inénarrable et pure,
Si je puis sur ce point contenter mes désirs !
Oui! la Mecque, Médine, objets de mes soupirs,
Dont au seul nom mon cour tressaille d'allégresse,
Je vous irai voir, j'en fais voeu,
Si ce bon serpent du bon Dieu
Durant cinq ans tient sa promesse.
Et de fait, ce temps révolu,
Il étoit à partir déjà tout résolu,
Lorsqu'en s'y préparant un article l'arrête :
Il songe qu'il va se priver
D'un sequin chaque jour : la rente étoit honnête,
Et méritoit bien d'y rêver.
Mais en fait d'intérêt, un manant, une bête,
Inventifs en moyens, savent mieux les trouver
Qu'homme du monde et bonne tête.
Voici le tour qu'il prit pour sortir d'embarras :
Il s'en fut au serpent, comme un frère à la quête,
Le col tors, l'oeil baissé, marchant à petits pas,
Lui fit, d'un ton piteux, une adroite requête
Sur son voeu qui le trouble, et, demi-prosterné,
Finit en le priant, avec tres-humble instance,
De permettre qu'Osmin, de ses enfants l'aîné,
Garçon de vingt ans bien tourne,
Sage, discret, fidèle et plein d'intelligence,
Eut l'honneur, pendant son absence,
De lui porter le dejeûné.
Le reptile d'abord, par un air réfrogné,
Pour tout ce beau projet marqua sa répugnance,
Et loin d'y consentir, au vieillard étonné
Fit cette verte remontrance :
Pauvre homme! lui dit-il, quel désir effréné
Te prend si follement de courir à ton 'ge ?
Sur quoi, pour ton salut, plus vif qu'illuminé,
Fondes-tu le besoin de ce pélerinage ?
Mahomet, me dis-tu, l'a lui-même ordonné :
Oui ; mais non pas à toi, par l'hymen enchaîné.
Prends l'esprit du prophète, et lis bien ce passage ;
Ni sa loi, ni ton voeu si mal imagine,
Ne sauroient te contraindre à faire un tel voyage.
Va, mon ami, crois-moi ; des tiens environné,
Crains Dieu, sers le prochain, et veille à ton ménage.
Voilà l'essentiel, le reste n'est qu'usage.
Bon ou mauvais, suivant qu'il est subordonné
Aux principaux devoirs où ton état t'engage.
A l'égard de ton fils, que tu dis si bien ne,
C'est de tous tes pareils l'ordinaire langage ;
Chez eux l'amour-propre incarné,
Toujours dans un enfant offre une belle image ;
Un père en lui s'admire, et d'un oeil fasciné,
Se contemplant dans son ouvrage,
Par ses propres défauts souvent le trouve orne.
Au reste, pourtant, je veux croire
Qu'à toutes les vertus le tien discipline,
Mérite l'éloge et la gloire
Dont tu me l'as enluminé ;
Mais, le tout bien examine,
Il ne me convient pas, en saine politique,
De me livrer ainsi, moi serpent suranné,
A jeune adolescent, au menton cotonné :
Je veux un homme fait, et dont la barbe pique ;
Tu m'entends, songes-y : bon soir, point de réplique.
Mahmoud, de ce sermon interdit, consterné,
En petit béat obstine, Jugea le premier point tout à fait hérétique,
Et comme père un peu berné,
Trouva le second fort caustique.
Mais il sait prudemment contenir son chagrin ;
Car, s'il se f'che, adieu la rente du sequin,
Ou le voyage de la Mecque.
Pour venir donc à bout de son pieux dessein,
Et conserver son hypothèque,
Il retourne à la charge, et fait tant qu'à la fin,
Par son importune prière,
Le serpent, malgré soi, consent que le blondin
Exerce auprès de lui l'office de laitière.
Ravi de ce succès, il vous part de la main,
Vient tout dire à son fils, lui montre la manière
De servir en secret la bête familière
Qu'ils vont voir dès le lendemain,
Et pour être plus sur qu'il saura son chemin,
Et retrouvera bien le plane,
Il l'y conduit encor trois jours à même fin ;
Puis dans deux petits sacs mettant tout son frusquin,
S'en va joindre une caravane. Bon voyage au vieux pélerin!
Laissons-le à sa façon, monté sur son roussin,
Courir à la béatitude,
Et voyons à présent ce que va faire Osmin.
Le serpent soupçonneux et fin,
Pour se guérir de toute inquiétude,
Avoit, en l'acceptant, exigé par prélude,
Que s'il vouloit toujours 'tre son bien-aimé,
Il ne viendroit jamais armé.
Item, que sous sa solitude
Son kaïmack seroit porté,
Et que lui pourvoyeur se tiendroit écarté,
Tandis que lui reptile, en pleine quiétude,
Mangeroit à sa volonté.
Tout cela fut promis et fut exécuté,
Pendant près d'une année, avec exactitude.
Mais le temps à la longue engendre l'habitude ;
L'habitude conduit à la sécurité,
Et souvent celle-ci mène à l'ingratitude,
Ainsi que l'animal, par son trop de bonté,
En fit une épreuve bien rude ;
Car, s'étant démenti de sa rigidité
En faveur de la mine prude,
Et de l'air de simplicité
Dont l'hypocrite Osmin s'étoit fait une étude
Pour masquer sa perversité,
Il lui donna la liberté
D'approcher, et fut même encore assez facile
Pour s'en laisser toucher en toute privauté.
Oui-dà, dit à part soi ce coeur de crocodile.
Un jour qu'il l'avoit bien flatté,
Puisque vous êtes si docile,
Il faut mettre à profit votre docilité,
Et nous verrons un peu, monseigneur du reptile,
Ce que tient votre coffre-fort.
Depuis plus de six ans, tous les jours il en sort
Sequins d'un très-bon poids et meilleurs qu'a la ville ;
Mais comptez que demain vous serez mis à mort,
Et qu'à vous succéder je serai fort habile.
C'est bien à vous, bête rampante et vile,
A jouir d'un si grand trésor.
L'or n'est fait que pour l'homme, et l'homme est fait pour l'or ;
L'un sans l'autre en ce monde est un être inutile ;
Tant pis pour un père imbécille,
Si, pouvant s'enrichir, il est demeuré gueux.
Foible d'esprit et scrupuleux Ne sont que des mots synonymes.
Osmin, ainsi frappé de ces belles maximes
Forme déjà mille projets.
Il aimoit les grandeurs, les jouvenceaux, les dames,
Et tous les plaisirs à l'excès.
Je veux d'abord, dit-il, épouser quatre femmes,
Avoir deux cents chevaux, au moins trente odaliks,
Cent valets, six serails, dix ou douze chiffiks,
Le reste a l'avenant ; et je ferai de sorte
Qu'on me verra peut-être un des premiers pachas
Car, avec de l'argent, que ne devient-on pas!
De ce dangereux fou l'idée étoit si forte
Qu'il n'en dormit non plus durant toute la nuit
Que pucelle à vingt ans la veille de ses noces
Mais, sitôt que l'aurore luit
Ses mains avides et féroces
Brûlant déjà de s'assouvir
Du sang qu'il croit verser, de l'or qu'il veut ravir,
A sa ceinture il s'arme d'une hache,
Sous sa pelisse adroitement la cache,
Porte au serpent du kaïmack
Une fois plus qu'a l'ordinaire,
Et lui dit : Monseigneur, selon notre almanach,
C'est aujourd'hui Bairam ; j'ai cru pouvoir vous plaire
En vous y faisant prendre part.
L'an passé, comme un sot, je n'osai pas le faire ;
Excusez si je sens ma faute un peu trop tard ;
Au surplus je voudrois, en l'avouant sans fard,
Pouvoir plus dignement vous témoigner mon zèle ;
Mais que vous présenter? La nature, ni l'art,
Ne m'offrent rien à votre égard
De plus exquis que cette bagatelle.
Par ces mots emmiellés le doucereux cafard
Enjôle de façon le reptile richard,
Que celui-ci. charmé, de tout le remercie
Et barbotte, en mangeant, quasi comme un canard.
Alors ce déloyal, voyant qu'il officie,
Sans l'observer d'aucun regard,
Lui décharge un fendant, mais, que ce soit hasard
Ou céleste bonté des forfaits ennemie
Notre agile bête avertie,
Voit le coup, et l'esquive en sautant à l'écart,
Pas si bien cependant que la hache qui part,
En faisant son chemin, ne lui coupe la queue.
On dit qu'elle en parut de rage toute bleue
Que cela soit ou non, ce n'est rien que cela ;
Pour le conte, il suffit que jaune, bleue ou brune,
Sautant au col d'Osmin, elle vous l'étrangla ;
Et que, comme aux pachas cette fin est commune,
Lui qui vouloit tant l'être, au moins le fut par là.
Le serpent le suçoit encore avec délices,
Quand plusieurs passagers, courant de ca, de là,
Vinrent fort échauffés offrir de vains services.
Il n'en étoit plus temps ; déjà de son étui,
L''me du scélérat, qu'escortoient tous les vices,
Au fond des enfers avoit fui.
Quelqu'un le reconnut : on l'emporta chez lui,
Où tous les voisins se rendirent.
C'étoit de la maison l'espérance et l'appui.
On peut s'imaginer ce que dirent et firent
Les parents désolés dans leur premier transport ;
Jamais douleur ne fut plus vive.
Mais tandis qu'en hurlant ils déploroient son sort,
Voici qu'à point nommé notre Mahmoud arrive.
Quel spectacle pour lui! quel retour ! quel abord !
Il en tombe presque en foiblesse.
Du peu qu'on sait du cas on lui fait le rapport ;
Et chaque mot qu'on dit le pénètre si fort,
Qu'il s'arrache le poil et rugit de détresse.
Vrai Dieu, quel bon papa! Voyez quelle tendresse!-
Se disoient les voisins. Ils n'étoient pas au fait :
Lui seul sait où le bat le blesse ;
Vu que, saintement fou, par ml zèle indiscret
Qui fournira peu de copies,
Et comptant sur son fils qu'il croyoit si parfait,
Il ne lui restoit rien de tout son petit fait,
L'ayant tout mis en oeuvres pies,
De sorte qu'accable de regrets infinis
De ne voir dans ses sacs, si dodus à la mine
Que des colifichets et des haillons bénis
Qu'il avoit rapportés du tombeau de Médine
Il plaint bien moins le mort qu'il ne fait les vivants
Car pour lui, pour sa femme, et neuf ou dix enfants,
Tout cela mis au pot eût fait maigre cuisine.
Que devenir dorénavant
Avec sa nombreuse famille,
Si son bienfaiteur le serpent
Ne le nourrit et ne l'habille ?
Après donc quelque temps passé dans les douleurs
A ses dépens plus sage, enfin il les surmonte,
Va devant l'animal répandre force pleurs,
Lui porte du laitage enjolivé de fleurs,
Croyant y bien trouver son compte.
Il s'informe de tout : l'animal le lui conte
Juste de point en point ; puis, faisant le plongeon,
Plante là mon pleureur avec sa courte honte.
Mahmoud, au désespoir d'un si dur abandon,
En vain prie et gémit, tendrement le rappelle,
Traite son fils d'ingrat, de monstre, d'infidèle,
Maudit sa mémoire et ses jours...
Mais moi, pauvre innocent, qui t'honore, qui t'aime,
Pourquoi, lui crioit-il, me fais-tu comme un ours?
Nous étions tant amis, soyons-le encor de même,
Et de notre marche renouvelons le cours.
Le reptile, infiexible à tous ces beaux discours,
Aussi soûl de le voir que dégoûté de crème,
Par ce trait simple et vif s'en defit pour toujours :
Amis, soit, j'y consens, mais au moins d'une lieue ;
Car pour de près, vois-tu, crois ce que je te dis :
Tant qu'il te souviendra que j'ai tué ton fils,
Et que je penserai qu'il m'a coupe la queue,
Nous ne pourrons jamais être de vrais amis.
Dès que la confiance est une fois perdue,
Ne comptez plus de la ravoir.
On peut, par amitié réelle ou prétendue,
En montrer le fantôme et le faire valoir ;
Mais que du fond du coeur elle soit bien rendue,
Cela passe l'humain pouvoir

 

 

 

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